NDD # 78 – Voyager moins, plus lentement et autrement – Vers une mobilité plus durable dans le secteur artistique
Par Jeroen Peeters
Les informations et les analyses portant sur le changement climatique et la crise socio-écologique qui en découle sont aujourd’hui omniprésentes. Outre le trafic automobile quotidien, les voyages aériens réguliers ont un impact énorme sur notre empreinte écologique.
Si nous souhaitons freiner le réchauffement catastrophique de la planète, il faut nous contenter de voyager moins et trouver des alternatives, car il n’existe pas de solutions technologiques miracles immédiates en matière de mobilité internationale. Au sein du secteur artistique actuel, ceci engendre des conflits parce que la recherche, la production et la diffusion sont aujourd’hui adaptées à un marché international. De plus, la mobilité internationale est un moteur que l’on peut qualifier d’important lorsqu’il s’agit d’acquérir du capital symbolique, et elle est intimement liée à une certaine conception de la liberté qui défend ardemment l’efficacité, la flexibilité, l’accessibilité et la disponibilité. L’artiste qui voyage, qui est « autonome », n’est pas qu’une mascotte abstraite de cette conception de l’humain, non, la mobilité internationale parle de nous, des valeurs et des expériences qui nous ont modelés. Leur dire adieu – en tant qu’être humain, artiste ou acteur du monde culturel, en tant que secteur et en tant que société – est donc loin d’être évident. Comment pouvons-nous aborder les conflits moraux et les crises identitaires qui découlent de la question climatique et les réorienter vers une recherche d’une autre pratique plus durable en matière de mobilité internationale artistique ?
Dans le secteur artistique, la conscience s’étend progressivement aux conditions de travail et à la rémunération correcte. Le développement d’un tel ethos doit aussi être possible dans le domaine du respect de l’environnement et du développement durable. Pour y parvenir, nous avons autant besoin d’une autre manière de voyager que d’un langage lui donnant forme et permettant de communiquer à son sujet. Quelles histoires nous racontons-nous ? En voyageant, quelles histoires écrivons-nous avec nos corps et leurs extensions technologiques ? Quand le voyage international prend-il vraiment tout son sens ?
Voyager pour se développer
Pourquoi les artistes et les professionnels de la culture voyagent-ils ? Pour élargir leurs horizons, prospecter, trouver l’inspiration, pouvoir se joindre au débat portant sur la dernière exposition en vue. Pour développer leur réseau, échanger avec la scène artistique locale et s’enrichir de ses propres manières de travailler, de s’organiser, de regarder et de parler. Pour faire de la recherche artistique, notamment sous forme de travail de longue durée dans une communauté locale. La suspension des routines quotidiennes et le développement d’un regard étranger sur soi-même, qui permettent de questionner le cours normal des choses « à la maison », sont les premières raisons qui poussent au voyage. Mais jusqu’où faut-il aller pour explorer de nouveaux horizons ?
Viennent ensuite la rencontre et le dialogue. Certains contextes s’orientent vers l’échange ou la recherche (pensez aux festivals, congrès, laboratoires, ateliers, académies d’été), mais là se pose à nouveau la question des conditions annexes. Y a-t-il suffisamment de temps, d’espace, de sérénité et d’ouverture pour autoriser de vraies rencontres (ou d’autres, imprévues) ? Cette pensée s’accorde difficilement avec la vitesse du voyage et la pensée axée sur l’efficacité, bien ancrée elle aussi dans le secteur artistique. Les professionnels de la culture et les artistes hautement qualifiés prétendent pouvoir se placer au-dessus de la mobilité superflue ou injustifiée par la nature de leur travail. Leur capital culturel et leur rejet des attitudes bourgeoises forment ainsi une justification assez cynique pour, surtout, n’abandonner aucun privilège. Par définition, le voyage est-il, pour les artistes et les professionnels de la culture, plus pertinent et donc « plus noble » que pour les autres citoyens ? La conception de l’artiste ou du professionnel de la culture qui, au nom de nombreux autres, est productrice de sens se heurte ici aux questions sociales et éthiques liées à la justice écologique. Les conséquences de la crise climatique toucheront bien entendu d’abord les régions plus pauvres du monde. Combien de temps fermerons-nous encore les yeux face à cette mobilité excessive ?
Pourtant, un regard sociologisant est trop simple, précisément parce que notre pratique quotidienne nous offre rarement une position si claire et distante. Les artistes (et par extension les professionnels de la culture) sont aujourd’hui des anthropologues de terrain qui expérimentent avec les significations dont se nourrit une société. La globalisation, la crise écologique et le voyage font partie intégrante du monde complexe actuel. La conscience de notre propre position en relation avec « l’autre » englobe donc aussi une approche potentiellement critique de notre propre pratique et de son intégration. Le « récit du développement » par lequel nous justifions notre comportement de voyage mène-t-il vraiment à d’autres choix spécifiques ? À quel moment le voyage a-t-il un impact positif sur la diversité et la qualité de la production artistique dans notre pays ? Comment les histoires que nous nous racontons contribuent-elles à générer de nouvelles formes de citoyenneté mondiale et écologique ?
Produire en résidence
Certains artistes ont fait du voyage ou du travail prolongé dans un lieu déterminé ou au sein de communautés locales le cœur de leur pratique artistique. Ils cherchent des possibilités de s’exposer à un contexte étranger et d’intégrer ces expériences à leur travail. Dans cette optique, les résidences internationales choisies avec soin présentent un enjeu clair de recherche artistique. Le plus souvent, la motivation sous-jacente à la production en résidence est cependant tout autre : les résidences offrent la possibilité de se retirer temporairement et de pouvoir travailler loin des soucis et des distractions du quotidien. En y regardant de plus près, les voyages internationaux (lointains) n’ont pas de raison d’être pour ce genre de résidence, car des conditions identiques peuvent être trouvées plus près de chez soi. En pratique, la production en résidence prend cependant régulièrement la forme d’un filet de sécurité économique pour des artistes travaillant dans des situations précaires. Il reste néanmoins une illusion problématique qui rend l’argument économique insoutenable, selon laquelle les honoraires seraient plus élevés et les conditions de travail meilleures ailleurs. Pourquoi ne sommes-nous pas capables, dans notre riche Flandre, avec son solide système de subsides artistiques, de mieux faire ?
Le prestige du travail international pose un sérieux obstacle. Prenez l’exemple d’une compagnie de danse qui travaille avec une équipe de 15 collaborateurs issus d’autant de pays, qui doivent tous voyager pour une production. N’y a-t-il pas de collaborateurs qualifiés moins éloignés ? Ou le regard soi-disant mondial est-il devenu la nouvelle norme ? La relocalisation de la production représente un défi, mais le principe du cosmolocalisme (et son point de départ « design global, manufacture local ») ne peut s’appliquer purement et simplement aux arts, précisément parce que le savoir incorporé est au cœur de la pratique. D’autre part, pouvons-nous imaginer un monde où nous restons chez nous et revalorisons le travail local ? Pouvons-nous, en tant que secteur artistique, mieux accorder nos structures de production à cette conception ?
Tournées
Les tournées (représentations, concerts, conférences, etc.) représentent une part considérable des voyages internationaux. Aujourd’hui, la diffusion du travail ne relève plus de l’évidence en Flandre, tandis que la mobilité abordable facilite l’accès à un marché dans le reste de l’Europe (et au-delà). Il est normal de vouloir présenter autant de fois que possible un spectacle sur lequel on a travaillé pendant des mois. Plus qu’un argument économique, les invitations internationales sont surtout attirantes par ce qu’elles promettent : la rencontre avec d’autres publics, la chance de découvrir des lieux que l’on ne connaît pas encore, etc. Pour autant qu’elles soient montrées dans un circuit relativement uniforme de théâtres et de centres artistiques, les représentations peuvent aller à la rencontre de publics toujours nouveaux dans de bonnes conditions. Cependant, cette « conquête » de nouveaux publics a-t-elle toujours du sens pour ceux-ci et pour l’œuvre en question ? Quand le voyage dans un but de présentation a-t-il vraiment du sens ?
Comment prend-on en considération la valeur véritable de l’échange ? Cette vision mène-t-elle vraiment au rejet d’invitations arbitraires ? Comment pouvons-nous créer plus de contexte autour de la présentation d’un spectacle ? Rester plus longtemps sur place ou revenir dans certains lieux a du sens, car cela permet de développer et d’entretenir des contacts avec une scène locale et son public à plus long terme. D’un point de vue du développement durable, le désavantage est que ce type de relations implique un attachement humain poussant sans doute à voyager plus.
En dehors de l’attention pour les lieux locaux, il faut s’attarder sur la question du voyage à proprement parler. Souvent, le voyage est perçu de manière trop instrumentale, comme un simple « déplacement » abstrait ou un produit dérivé évident de l’œuvre et des circonstances économiques. Se précipiter sans réfléchir de l’aéroport au théâtre puis à l’hôtel pour inscrire une œuvre dans le monde mène, paradoxalement, à la pauvreté dans le monde. Qu’apporterait une autre manière de voyager, plus lente, par exemple en train, en termes d’expérience et de savoir incorporé ?
Vers une autre mobilité
Que faire ? À la lumière de la crise climatique, l’appel à un changement systémique et à une citoyenneté écologique se heurte aujourd’hui à un système sociétal figé par les habitudes historiques, les lobbies puissants, les insuffisances de réglementation et les autorités défaillantes. Changer nos comportements et renverser les pratiques de production de tout le secteur artistique est donc une affaire aussi complexe que laborieuse. Les individus et les organisations peuvent développer un « ethos flexitarien » en matière de mobilité internationale en voyageant moins, plus lentement et autrement : en posant systématiquement la question de la nécessité d’un voyage à l’étranger, en refusant activement les invitations, en donnant la priorité au train pour les voyages internationaux et en ne prenant l’avion que de manière exceptionnelle (et en compensant les émissions), en restant plus longtemps dans un lieu et en y multipliant les interactions, ou en élargissant une tournée à d’autres lieux de représentation. Cette attitude de principe permet de réduire l’empreinte écologique de manière systématique. Dire adieu à des modèles familiers n’est pas seulement une austérité imposée à soi-même, mais aussi un « processus d’apprentissage » dans lequel de nouvelles expériences, de nouvelles pratiques et un nouvel imaginaire voient le jour. Ce savoir incorporé est aussi à la base d’un élan individuel à transmettre à ses collègues et à d’autres organisations.
Pourtant, un soutien large est nécessaire à une telle transition de la propre pratique et de ses conditions d’existence. Comment pouvons-nous, au sein du secteur culturel, parvenir à un changement structurel global ? Ceci signifie donner une autre forme à nos manières de produire, de diffuser et de collaborer, les repenser fondamentalement. Pour cela, une autre culture de concertation et de collaboration est nécessaire, entre nous et avec les instances politiques. Cet échange ne peut être autre que politique, imprégné d’une citoyenneté artistique et mondiale à la composante socio-écologique prononcée. •