NDD # 78 – Vers une Monnaie éco-responsable
Par Sylvia Botella
La question de l’écologie propose un nouveau regard et de nouveaux modes de penser la création artistique jusque-là traitée de manière « à part » au sein de l’opéra. Ce qui induit forcément un changement des relations de l’artiste à son œuvre. Et pour l’institution, une mise en cohérence de ses processus et méthodes de travail avec des valeurs comme la responsabilité et le partage. Rencontres !
Peter de Caluwe, directeur-intendant
« Depuis plusieurs années, nous prêtons une attention vive et soutenue à la question de l’écologie. Aujourd’hui, nous sommes au début de la mise en œuvre d’une politique de développement durable au sein de la Monnaie. Elle constitue pour nous un paramètre supplémentaire, impératif et intégré, influençant notre manière de construire, d’utiliser du matériel ou de nous déplacer. Certes, nous sommes conscients que nous devons nous engager sur le long terme et tous ensemble. Je suis heureux d’observer que cette question mobilise aujourd’hui la Green Team et d’autres maisons d’opéra partenaires. Agir seuls serait ridicule. Nous devons mener une réflexion dialoguée afin de développer et partager de bonnes pratiques. Nous devons changer de paradigme. Et cela concerne autant l’éco-gestion que notre écosystème. Il est important de comprendre qu’il ne peut y avoir d’opéra sans travail d’équipe. Je ne pense pas que le star-system existe encore à l’opéra. Où sont les Sylvie Guillem, aujourd’hui ? Sauf exception, les artistes sont tous et toutes au même niveau. Sommes-nous encore en mesure d’accepter qu’un chanteur gagne en une soirée ce que gagne en six mois une personne qui travaille dans les cintres ? Sans heurter nos valeurs ?! Nous devons redistribuer les responsabilités pour garantir un vivre-ensemble plus harmonieux. Et vivre dans un monde plus sain. Sinon, nous irons droit dans le mur !
Je ne crois pas au seul pouvoir du contrat. Les artistes doivent prendre conscience de l’urgence climatique. Ainsi, lorsqu’un artiste nous demande de construire des décors avec des matériaux chimiques nocifs pour la santé, nous devons pouvoir lui demander de songer à une autre alternative. Parce que la construction, c’est une chose ! Et le recyclage en est une autre. On ne saurait trop espérer que nos choix nous amènent à être à la hauteur de notre éco-responsabilité.
La Monnaie en tant qu’institution fédérale subsidiée a un devoir d’exemplarité. Cela fait partie de ses valeurs : l’innovation de l’excellence. Nous devons être cohérents: nous ne pouvons pas revendiquer l’excellence, si nous n’innovons pas ! Actuellement, nous rédigeons une charte environnementale coordonnée par le RAB/BKO avec le Théâtre national Wallonie-Bruxelles, le KVS, la Zinneke, le Cinéma Palace et probablement Argos. Il est nécessaire que le secteur culturel et artistique dans son entièreté accepte d’adopter de bonnes pratiques. Je sens qu’il y a une vraie volonté politique à Bruxelles. Nous vivons dans une ville très polluée. Nous respirons mal, nous sommes fatigués. Nous devons faire des efforts chacun à notre endroit. Nous ne pouvons pas changer le monde mais chacun peut changer son monde. Je suis prêt à y sacrifier des choses. Car je suis convaincu que nous y gagnerons beaucoup ! Nous vivons des années de populisme et en vivrons encore : « unbeliever », « fake news ». Nous vivons une époque très cynique. Mais nous y arriverons ! »
Agathe Cornet, responsable éco-gestion
« Nous avons mené d’abord une série d’actions tant dans la gestion énergétique du bâtiment que dans l’intégration des critères environnementaux dans le cahier des charges des marchés publics ou le type de papier utilisé pour les publications. Ce qui nous a permis de réaliser quelques progrès dans la réduction de l’empreinte carbone. Jusqu’à ce que nous prenions conscience qu’il manquait quelque chose de fondamental dans notre démarche focalisée sur le bâtiment ou l’activité générale de la Monnaie : le processus de production. S’y intéresser aujourd’hui nous permet d’être plus ambitieux et d’inscrire nos diverses actions dans une démarche plus cohérente. C’est la raison pour laquelle, depuis la saison dernière, nous nous intéressons à la notion de « Green Opera ». Et que nous avons créé la Green Team, qui est constituée de presque tous les représentants de chaque direction : technique, production, publics, mécénat, etc.
La Green Team est une équipe ressource d’échanges, de questionnements. Et également de relais auprès des directions. Elle nous a permis d’identifier plusieurs dimensions dans notre action : la dimension environnementale, la dimension participative et sociale, ainsi que la dimension organisationnelle (interne), afin de collaborer de manière plus efficiente avec les partenaires extérieurs. Et d’impliquer davantage les divers corps de métiers. Car malgré un intérêt croissant pour cette question, celle-ci reste une réalité éloignée pour beaucoup qui ne savent pas comment s’en emparer concrètement dans l’exercice de leur métier. Je sens une émulation en interne.
En complément, il est important d’associer les artistes à nos réflexions et actions. Et pour cela, le directeur général doit faire de la question du développement durable une priorité. Car s’il ne s’en empare pas, s’il n’y a pas de discussion réelle avec les artistes en amont et durant le processus de production, on ne progressera pas. Car c’est vraiment à l’amont du projet que les décisions se prennent. Autrement dit, dès la conception, il est important que chacun soit dans la capacité d’agir en sachant précisément quel rôle il ou elle peut jouer à chaque étape du processus de production. »
Etienne Andreys, responsable des Ateliers Décors
« Pour l’instant, la question du développement durable n’est pas suffisamment abordée dans les discussions avec les artistes, elles se focalisent encore sur le résultat artistique. Donc tout ce que nous faisons en matière de réduction d’empreinte CO2 reste marginal. C’est pour cette raison que nous devons passer à une étape supérieure : comptabiliser l’impact et fixer des objectifs et un cahier des charges précis aux metteur en scène et scénographe.
Néanmoins, nous avons progressé. Par exemple, nous avons entièrement construit les décors de répétition de La Trilogia Mozart da Ponte avec des matériaux de répertoire. Le bureau d’études a véritablement travaillé dans ce sens-là. Nous avons également acquis certains réflexes en matière de recyclage. Désormais, nous nous demandons toujours : que pouvons-nous faire des chutes ? Sont-elles réutilisables ? Jeter, c’est le dernier recours ! Et nous discutons davantage avec nos fournisseurs.
Notre préoccupation est partagée par davantage de monde. Et c’est tant mieux ! Tout le monde doit y participer activement afin que ça soit moins une lutte qu’un réflexe intégré. Récemment, l’atelier de tapisserie s’est débarrassé de vieux rideaux qui étaient inutilisables : les couleurs étaient délavées, etc. Grâce à la plateforme digitale in Limbo (La Monnaie, Zinneke, Toestand et Rotor) qui vise à faciliter le don et la récupération des matériaux au sein du secteur socioculturel à Bruxelles, nous avons pu en faire bénéficier d’autres institutions. Cette plateforme est vraiment opérante. Concernant la conception des décors, cela reste laborieux. Actuellement, nous travaillons sur les décors d’une production de la saison prochaine. Nous avons présenté au scénographe les prototypes de 300 tables en bois dont nous avons réduit le nombre de chutes à 10 %. Le scénographe a préféré faire d’autres choix dictés par des impératifs esthétiques. Et je me suis senti incapable de lui dire « non » en l’absence de discussion préalable. »
Agathe Chamboredon, directrice financière
« Pour opérer un vrai virage, il est nécessaire de s’appuyer sur la capacité de l’artiste à se réinventer et sur les alternatives proposées par les maisons d’opéra. Il faut donc s’adresser aux artistes différemment. Il faut leur expliquer notre démarche, les sensibiliser à la réduction de l’empreinte CO2. Faut-il leur imposer un cahier des charges ? Ou attendre que les initiatives viennent d’eux ? Je pense qu’aujourd’hui, nous devons être plus incitatifs et entrer dans une première forme de cahier des charges en prévoyant de ne pas construire plus de x volume de décors par an, d’utiliser des matériaux dont la provenance est bien identifiée ou de ne pas utiliser certains produits chimiques. Je suis convaincue que la discussion avec les artistes est essentielle. Et que cette question peut être centrale dès lors que nous sommes plusieurs à la poser.
L’opéra est un art monumental. Il coûte très cher. Mais il fait vivre beaucoup de métiers. Et rêver les publics. On ne va donc pas l’éliminer. En revanche, nous pouvons mieux le maîtriser. Aujourd’hui, la Monnaie fait partie d’un collectif composé principalement d’opéras français, qui s’élargira à d’autres maisons d’opéra européennes : Opéra de Paris, Opéra de Lyon, Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre du Châtelet et la Monnaie. Comment pouvons-nous ensemble réduire notre empreinte CO2 ? Et réfléchir sur l’éco-conception. Nous travaillons sur un outil de calcul d’impact de différents scénarios de principes constructifs, une matériauthèque (fiches techniques, impact, etc.) et sur la question des structures standard. L’idée est que chaque maison d’opéra ait des structures de base auxquelles on pourrait ajouter les éléments de déco lors de la tournée. Ce qui réduirait le volume des décors transportés. Après, bien évidemment, il faut relativiser. Ce que nous produisons n’est rien à l’égard de ce qui est produit à l’échelle planétaire. Mais dans le même temps, cette question doit être au cœur de notre stratégie d’évolution !
Comme dans tout changement, nous devrons faire des investissements de départ importants qui à terme pourront être amortis par la diminution des coûts de construction, de transport et de stockage. Aujourd’hui, il s’agit avant tout d’un investissement de temps. Et nous ne pouvons pas nous y soustraire. C’est certain, cette question va changer profondément nos manières de travailler. Et il faut accompagner au mieux cette évolution en se structurant, en travaillant de manière plus transversale. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui à l’opéra où chacun, chacune, a un rôle bien défini. Elle est là aussi la révolution ! »
Sophie Briard, responsable Publics
« La question de l’écologie m’intéresse depuis longtemps. Et je suis ravie de transformer en équipe mes convictions personnelles dans l’exercice de mon métier. En réfléchissant, par exemple, sur les modalités de la communication faite aux publics : envois postaux ou électroniques ? Car les envois électroniques sont très pollueurs et souvent considérés comme intrusifs. Ou en réalisant une enquête sur la mobilité des publics pendant la durée de l’exploitation de La Trilogia Mozart da Ponte. En outre, on a trop tendance à oublier que toutes ces initiatives amènent à la question des relations humaines : stress, burn out. Et que respecter l’environnement, c’est respecter l’être humain dans ce qu’il est et dans ses limites.
À mon sens, la Monnaie doit avoir un rôle de modèle et de solidarité. Si nous sommes dans une prise de parole permanente et que nous occupons constamment le terrain. Et que nous sommes en réseau, que nous partageons de bonnes pratiques et que nous y sensibilisons le public, je pense que nous pouvons réveiller les consciences. » •