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  • Nouvelles de danse

    NDD#86 Isadora Duncan, la danseuse aux pieds nus

    Stephen Vincke

    Par Alexia Psarolis

    Femme, mère, danseuse, Isadora Duncan a vécu sa vie avec intensité, dans la recherche constante de la liberté. Cette artiste au parcours hors norme a inspiré la chorégraphe Maria Clara Villa Lobos qui transpose à la scène l’autobiographie d’Isadora Duncan, Ma vie, un spectacle mêlant danse et récit.

    « Le caractère d’une enfant est tracé dès le début, dès le sein de sa mère. Avant ma naissance, ma mère était dans une grande détresse morale, et dans une situation matérielle tragique. Elle ne pouvait prendre pour toute nourriture que des huîtres glacées et du champagne. Quand on me demande quand j’ai commencé à danser, je réponds : “Dans le sein de ma mère, sans doute par suite des huîtres et du champagne, la nourriture d’Aphrodite.” » 1
    C’est ainsi que débute l’autobiographie d’Isadora Duncan. Née à san Francisco en 1878, la petite fille a cinq ans quand elle rêve de fonder une école de danse. « Je crois que ce que chacun de nous est appelé à faire plus tard est déjà manifeste dès la petite enfance. Pour moi, j’étais déjà danseuse et révolutionnaire », écrit-elle dans ses mémoires. Mue par un besoin de transmettre son art de vivre et de danser, elle fonde sa première école de danse en 1905, à l’âge de 22 ans, avec un objectif artistique, social et éducatif. Et ce faisant, révolutionne la conception bourgeoise de la danse académique.

    « Je passais des journées et des nuits entières dans l’atelier, à rechercher une danse qui fût, par les mouvements du corps, l’expression divine de l’esprit humain. Pendant des heures, je demeurais debout, immobile, les mains croisées entre mes seins, à la hauteur du plexus solaire. (…) Je cherchais, et je finis par découvrir le ressort central de tout mouvement, le foyer de la puissance motrice, l’unité dont naissent toutes les diversités de mouvement, le miroir de vision d’où jaillit la danse, toute créée. C’est de cette découverte que naquit la théorie sur laquelle je fondais mon école. »

    Cette pionnière tracera un chemin pour les générations futures, avec pour seul credo : la liberté. Celle du corps qu’elle déleste de toute entrave, dansant nue sous des tuniques de voiles blancs ajourés. Celle de femme, menant sa vie tambour battant, refusant le mariage. Élevée dans l’esprit critique, voire de révolte contre la société bien-pensante de l’époque, guidée par sa fantaisie, elle rêvait d’une « danse différente », libre. Comment cette danseuse du début du XXe siècle inspire-t-elle une chorégraphe contemporaine ? « Un parcours encore surprenant aujourd’hui », déclare, admirative, Maria Clara Villa Lobos. « Ce qui m’a frappée en lisant ses mémoires, c’est de réaliser à quel point cette figure est inspirante », confie la chorégraphe.

    Du texte à la scène

    Transposer à la scène ce récit d’une vie intense relève du défi. « Peu de portraits d’artistes sont transposés en spectacle mais plutôt plus sous forme de “biopic” ou de série. Je n’avais pas de méthodologie éprouvée, j’ai fonctionné à l’instinct, explique Maria Clara Villa Lobos. Je me suis nourrie de quelques bandes dessinées pour la jeunesse (notamment Isadora de Sabrina Jones, celles de Jules Stromboni et de Julie Birmant) qui m’ont aidée à comprendre ce travail de synthèse, les moments de sa vie qui ont été conservés, ce qui a été éludé… Une longue réécriture a dû s’opérer, de remaniements du passé au présent pour actualiser la langue un peu datée. Cette adaptation a nécessité de plonger dans les archives (notamment au Isadora Duncan Archive), photos, dessins, films… une matière très dense. »

    La chorégraphe a souhaité maintenir une trame chronologique (condensée) et mettre l’accent sur les moments où la danse est présente. « Toutes les danses ne proviennent pas d’Isadora, nous en avons également créé », ajoute-t-elle. Les grands thèmes ? L’enfance, la famille, les événements importants qui ont ponctué la vie de l’artiste, les voyages, ses premiers « jobs » de danseuse… Et bien sûr, l’évocation de la mer, « sa première danse ».

    « De tous les mouvements qui nous donnent plaisir et satisfaction, confesse Isadora Duncan, celui des vagues sur la mer – ses eaux formant, grâce à la force vivifiante de la brise, de longues ondulations – me semble le plus subtil. (…) Pour moi, tous les mouvements de la Nature semblent obéir à la loi du mouvement des vagues. » 2

    Un récit à deux voix

    Sur scène, un spectacle à deux voix, une danseuse et une comédienne, symbolisant le fait qu’Isadora Duncan était très entourée de sa famille, sa « tribu », en compagnie de laquelle elle voyageait. Ces deux voix s’entremêlent pour incarner deux âges de la vie : Isadora plus âgée se souvient de sa vie, plus jeune. Cette pièce adressée aux enfants (« à partir de 10 ans, car il y aura beaucoup de texte ») aborde des sujets tels que le féminisme, la quête de liberté, le refus du mariage, le combat pour l’égalité, la justice sociale. Des combats sur lesquels la chorégraphe ne voulait pas nécessairement revenir mais dont elle souhaitait plutôt évoquer l’aspect historique, ainsi que le rôle émancipateur de l’art, au niveau personnel comme à plus grande échelle. « Comment ces questions vont-elles résonner auprès d’un public très mixte ? », s’interroge l’artiste d’aujourd’hui.

    « Je souhaite faire comprendre aux plus jeunes ce qu’était cette période de fin XIXe siècle-début du XXe, à quel point montrer ses jambes et danser pieds nus étaient révolutionnaires. Je m’interroge sur la réception qu’en feront les adolescents et les adolescentes d’aujourd’hui, à un âge où la nudité n’est pas une évidence. Pour moi, en tant que danseuse, l’important est de parler d’une femme artiste. »
    Maria Clara Villa Lobos complète :
    « La ténacité dont fait preuve Isadora, dès son très jeune âge, sa passion, sa conviction m’ont touchée. Moi qui doute beaucoup, cette force me fascine ! »
    Pour Isadora, « exposer son corps est un geste artistique, le dissimuler revient à commettre une vulgarité. (…) La nudité est authentique, c’est de la beauté, c’est de l’art.(…) Mon corps est le temple de mon art. Je l’expose comme un lieu saint et le voue au culte de la beauté. » 2

    Nature et beauté

    « La danse doit utiliser les forces de la Nature, harmonieusement et en rythme, mais sans les copier ; les mouvements du danseur, tout en s’inspirant de la nature, doivent être différents. » 2 Isadora Duncan vouait un véritable culte à la nature, « la source de tout art », selon elle. Les valeurs qu’elle portait ardemment font aujourd’hui écho dans la société. « La crise climatique, notre rapport à la nature avec laquelle nous devons développer un rapport plus symbiotique, la question environnementale… ». Maria Clara/Isadora, mêmes combats. Isadora Duncan, on le comprendra, demeure une figure on ne peut plus contemporaine. Isadora meurt accidentellement en 1927, étranglée par son écharpe prise dans la roue de son automobile. Une vie à cent à l’heure, placée sous le signe de la passion et de la tragédie (ses enfants meurent noyés dans la Seine). Au-delà du mythe, la danse libre de l’artiste, transmise encore aujourd’hui, est « une danse qui amène du plaisir, du bien-être, et, surtout, de la joie », conclut la chorégraphe Maria Clara. Liberté. Plaisir. Joie… Des vocables bien subversifs en cette époque de conflits et d’éco-dépression. •

    1 Isadora Duncan, Ma vie, Gallimard, 1969.
    2 Isadora Duncan, La Danse de l’avenir. Textes choisis et traduits par Sonia Schoonejans. éditions Complexe, 2003.
    Sa vie, de Maria Clara Villa Lobos, le 26/04 à La Raffinerie – Charleroi danse – à Bruxelles dans le cadre du Mini-D Festival.

    POUR APPROFONDIR

    Quelques pistes documentaires, à consulter au Centre de Documentation sur la Danse de Contredanse

    Textes de Isadora Duncan
    • Isadora Duncan, My life, (1927), 1995, Boni and Liveright,255p. (et sa traduction française)
    • Isadora Duncan, The Art of the Dance, Sheldon Cheney, THEATRE Arts Books,1977,147p.
    • Isadora Duncan, Isadora danse la révolution, Anatolia/Editions du rocher,2002,149p.

    Monographies
    • Frederika Blair, Isadora. Portrait of the artist as a woman, McGraw-Hill Book Company, 1986, 470p.
    • Lillian Loewenthal, The Search for Isadora. The legend and legacy of Isadora Duncan, Dance Horizon/Princeton Book, 1993, 225p.
    • Cynthia Splatt, Dorée Duncan, Carol Pratl (eds), Life into art. Isadora Duncan and her world, W.W.Norton & Co, 1993, 199p.
    • Paul Magriel, Nijinsky, Pavlova, Duncan. Three lives in dance, Da Capo, 1977.

    Isadora et les isadorables
    • Frank Manuel Peter, Isadora & Elisabeth Duncan in Deutschland / in Germany, Wienand Verlag, 2000, 181p.
    • Anna Duncan: in the footsteps of Isadora. I Isadora fotspar, Dansmuseet, 1995, 142p.

    Isadora Duncan et les plasticiens
    • Claire Rousier (dir), Grandjouan dessine Duncan, Centre National de la danse, 2005, 47 p.
    Rodin et la danse, Editions Hazan/Musée Rodin, 2018, 191p.
    • Claire Destrée, Rythme et plastique dans les danses d’Isadora Duncan. Etude des textes et des documents iconographiques. Mémoire en histoire de l’art et archéologie, UCL, 1987, 260p.
    • Hubert Goldschmidt, Rodin and the danse, in Ballet Review, 47.1-2, 2019, p.177-206.

    Et quelques articles
    • Kay Bardsley, Social cause as dance, enter Isadora, in Ballet review, 22.2, 1994, p.73-83.
    • Charles Timbrell, Isadora’s pianists, in Ballet Review 35.4, 2007, p.84-86.
    • Joanne Clavel, Penser l’écologie depuis la danse contemporaine, in Journal de l’ADC, 77, 2019, p.27-30.
    • Louise E. Wright, Touring Russia with Isadora : Maurice Magnus’s account, in Dance Chronicle, 23.3, 2000, p.233-261.
    • Ann Daly, Isadora Duncan, dance theory, in Dance Research Journal, 26.2, 1994, p.24-31.
    • Elisabeth Schwartz, La notion d’outrance à partir des danses d’Isadora Duncan, in Quant à la danse, 4. 2006, p.92-93.
    • Lori Bellilove, Staying true to the spirit of Isadora, in Dance magazine, 85.2, 2011, p.80-81.
    • June Layson, Isadora Duncan – a preliminary analysis of her work, in Dance Research, 1.1, 1983, p.39-49.
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