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    NDD # 78 – « Les tournées ne vont bientôt plus être possibles » – Entretien avec Thierry Smits

    Propos recueillis par Wilson Le Personnic

    Repenser la création et la diffusion de la danse est désormais au cœur des débats visant à trouver des solutions pour réduire notre empreinte carbone. Le chorégraphe Thierry Smits renonce désormais aux tournées et développe actuellement un projet engagé : imaginer la danse à une échelle territoriale et sociale. Il nous reçoit dans les locaux de son Studio Thor, où sa prochaine création Toumaï sera présentée à partir de décembre.

    Durant tout le mois de novembre 2017, vous avez accueilli des migrants et migrantes dans votre studio. Cette initiative a-t-elle engendré de nouvelles réflexions sur votre engagement sociétal ?

    Mon engagement et mes convictions ne sont pas récents, je crois avoir toujours été quelqu’un de militant et qui adjoint les actes à la parole. Je passais régulièrement au Parc Maximilien, qui était devenu un lieu de rassemblement de réfugiés. C’était pendant l’automne, il n’arrêtait pas de pleuvoir, il faisait extrêmement froid et il y avait de plus en plus de boue partout. Je trouvais cette situation insupportable. La première nuit, j’ai invité une dizaine de personnes à venir dormir au studio, puis chaque soir, le nombre de personnes logées dans le studio augmentait, jusqu’à accueillir environ 50 personnes par soir, pendant un mois. J’ai écrit une lettre à tous les studios et les théâtres de Bruxelles pour les informer de la situation et leur demander d’ouvrir leurs portes ; certains l’ont fait. Évidemment cet événement est intrinsèquement lié aux décisions que j’ai prises pour l’avenir de la compagnie, ou encore du spectacle que nous sommes actuellement en train de préparer. La grande majorité des réfugiés qu’on accueille en Europe viennent de sociétés effondrées, aussi bien à cause de la guerre, de la politique, que du climat, de la famine… Je pense que tout est lié. Ils vivent déjà ce qui nous pend au nez.

    Quelques mois après, vous avez entamé, in situ, une nouvelle réflexion sur le milieu de la danse. Dans un communiqué de presse vous indiquez que votre compagnie et votre studio s’engageaient désormais dans un fonctionnement plus écologique et durable. Qu’est-ce qui a entraîné cette décision ?

    Ce qui a déclenché profondément cette démarche a été la programmation de mon spectacle au festival Off d’Avignon. Je crois avoir été terriblement dégoûté par ce festival. J’avais réellement l’impression d’assister à une foire de salon d’automobile, qui, en plus, est divisé par classe. J’avais réellement l’impression d’être un sandwich parmi d’autres sur un étal en libre-service. Ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Être continuellement confronté aux marchés, aux programmateurs, aux théâtres, aux réseaux internationaux… Je ne veux plus avoir à faire à ce qu’on appelle la diffusion de spectacle. Ma retraite approchant, je veux travailler aujourd’hui comme j’ai envie de le faire, pas dans le sens du marché ultra libéral des arts du spectacle. Nous avons donc décidé avec Fabien Defendini, mon administrateur, d’imaginer un nouveau contrat-programme, totalement différent des précédents, et de voir si une nouvelle manière d’envisager la danse et sa diffusion était possible…

    Quelles sont les grandes lignes de ce nouveau contrat-programme ?

    On ne voulait plus être dépendant de la diffusion et nous voulions mettre l’accent sur le travail en proximité : repenser des liens, travailler avec des structures locales, etc. Pour moi, c’est extrêmement important de créer des liens avec des institutions proches, pas avec des institutions à Tokyo ou à Hong Kong, ce n’est pas ça l’avenir. Nous sommes situés dans la commune de Saint-Josse, la plus pauvre de Bruxelles, avec plus d’une centaine d’ethnies différentes qui se mélangent et cohabitent. Cet espace est tellement vivant que c’est impossible de tomber dans l’autarcie. Avec mon équipe, nous sommes en train d’imaginer un cahier des charges pour ces cinq prochaines années afin de travailler de manière respectueuse de l’environnement. Nous allons également tenter l’expérience de la « diffusion inversée », c’est-à-dire de ne plus aller jouer dans d’autres théâtres, mais de faire venir des gens d’ailleurs chez nous. Personnellement, je ne sais plus si c’est nécessaire de voyager outrageusement pour un spectacle : l’empreinte écologique d’un spectacle est énorme. On me rit toujours au nez lorsque je dis que les tournées ne vont bientôt plus être possibles. Certaines personnes prétextent que les arts vivants polluent moins que les voitures ou les avions… En effet, mais je ne veux plus penser de cette manière. Nous sommes donc en train de tisser des liens avec des centres culturels dans la périphérie de Bruxelles, à moins d’une heure de notre studio, et essayons de trouver avec eux des solutions de moyens de transport en commun et des actions de médiation en relation avec le spectacle. Nous avons également décidé de faire un festival disséminé un peu partout dans la commune, ouvrir le studio à de jeunes artistes en résidence, etc.

    Au niveau de la création, quels sont les enjeux de ce nouveau cahier des charges ?

    La plus grosse expérimentation est de jouer mon prochain spectacle pendant trois mois dans un même lieu ! Les danseurs et danseuses ont un contrat de 6 mois : 3 mois de création pour ensuite 48 représentations étalées sur 3 mois. Je crois que c’est la première fois à Bruxelles qu’un spectacle de danse est présenté pendant trois mois dans un même lieu. Un théâtre privé peut sans doute le faire, mais pas avec de la danse contemporaine. C’est un véritable pari. Ce nouveau spectacle n’est absolument pas réfléchi pour partir en tournée ensuite. Envisager la représentation et la diffusion d’un spectacle de cette manière est fortement lié aux réflexions actuelles sur l’économie et l’impact écologique des arts vivants. Ces nouvelles problématiques limitent les voyages, les frais liés aux tournées. Les artistes chorégraphiques sont continuellement à la recherche de travail et sont toujours interprètes sur plusieurs projets à la fois pour différents chorégraphes. Lorsqu’un spectacle est programmé sur plusieurs saisons, c’est toujours très compliqué de garder le groupe initial, il faut toujours du temps et de l’argent pour le recréer avec de nouveaux artistes… Pour moi, c’est un véritable gaspillage !

    Constatez-vous une prise de conscience chez vos collègues en Belgique ?

    En danse, il y a encore très peu de réflexion sur les alternatives possibles, contrairement à d’autres milieux qui sont déjà plus en avance sur ces questions. Je peux voir de plus en plus de structures, de théâtres, qui communiquent sur ces sujets et qui rendent visible cet engagement. Chez les artistes, il y a assurément une prise de conscience qui s’opère, je peux le constater dans les programmations. Je vois de plus en plus de spectacles qui abordent de plus en plus la question du dérèglement climatique et des changements qu’il entraîne. Cette prise de conscience se ressent aussi dans la manière dont les artistes produisent leurs spectacles. Je vois aussi beaucoup de groupes de musique plus éco-responsables qui ont décidé de ne plus faire de gros festivals ou de prendre l’avion avant d’avoir trouvé de réelles solutions à ces problèmes d’empreinte carbone. Même les grosses productions mainstream commencent à transitionner, car les publics sont aussi de plus en plus critiques concernant les problématiques écologiques.

    Votre prochaine création Toumaï cristallise ces nouvelles préoccupations. Comment s’annonce le processus de travail ?

    En plus d’avoir pris pour sujet de travail l’effondrement de notre société, nous allons faire tout notre possible pour intégrer à notre production des paramètres que nous n’envisagions pas auparavant. Nous avons fait appel à l’association EcoRes, qui fait partie du projet Resilience Coaching de Bruxelles Environnement. C’est la toute première fois que l’association travaille avec une compagnie de danse, habituellement elle collabore avec des grandes entreprises. À ce stade de travail, nous avons déjà organisé plusieurs réunions pour réfléchir ensemble à la façon dont nous pouvons intégrer ces nouvelles questions dans la création d’un spectacle. Toute l’équipe prend part à ces réflexions. Nous ne sommes ni extrémistes, ni radicaux : nous allons simplement essayer de faire le maximum, à notre propre échelle. Par exemple, nous avons conscience que construire un décor utilisable uniquement dans l’architecture de notre studio n’est pas éco-responsable, mais nous allons travailler avec des matières recyclées et recyclables. Il faut penser en dehors des circuits, trouver de nouvelles manières de faire rentrer et sortir un produit en ayant pour ligne de conduite qu’il puisse toujours être recyclé ou transformé. Nous avons pour ambition et nous nous donnons comme obligation que tout élément du décor puisse être recyclé ou inséré dans un circuit de seconde main une fois l’exploitation du spectacle terminée. •

    Photo : Cie Thor Toumaï © Laeticia Defendini
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