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    NDD # 78 – La culture passe au(x) vert(s) – Entretien avec Bénédicte Linard

    Propos recueillis par Isabelle Meurrens

    Justice sociale, mobilité, crise climatique… comment penser la culture à partir de l’écologie ? Rencontre avec Bénédicte Linard, ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles.

    En France, lors des élections municipales de mai 2020, Bordeaux, Lyon, Strasbourg sont passées aux Verts. Une nouvelle accueillie avec une certaine ambivalence par les travailleurs culturels. « Ils ont souvent la fibre verte dans l’isoloir, mais, pour leur métier, la fébrilité les gagne, estimant, à tort ou à raison, qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner », pointe Michel Guerrin dans sa chronique du Monde le 3 juillet dernier.

    Entre le Parti socialiste et la culture, l’histoire s’écrit depuis plus d’un siècle. Le PS, ex-Parti ouvrier belge, a constitué à la fois un porte-voix et une condition de possibilité pour la culture ouvrière au XXe siècle à travers les maisons du peuple comme à travers la création du Théâtre National, par exemple. Du côté des partis libéraux, si les subventions constituent toujours la pierre d’achoppement entre monde culturel et pouvoir politique, les institutions culturelles trouvent grâce, par la théorie des retombées : une ville à offre culturelle forte attirera davantage les métiers créatifs et, par conséquent, les entreprises.

    La relation entre le parti Ecolo et le monde culturel est une histoire récente, puisqu’en Belgique, depuis un an et pour la première fois, c’est une ministre issue du mouvement écologiste, Bénédicte Linard, qui détient ce portefeuille. Ce poste n’avait jamais été revendiqué, à notre connaissance, par ce parti, qui a participé, il est vrai, à quatre gouvernements de l’histoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Au niveau local, le parti est davantage implanté, mais là aussi, à quelques exceptions notables près, l’échevinat de la culture est rarement revendiqué. Pourquoi ? Voilà la question que nous nous sommes posée. L’écologie politique s’est construite à partir de revendications environnementalistes : santé, environnement, mobilité restent les domaines de prédilection. Par ailleurs, la culture est un arrachement à la nature. Or, on sait que les écologistes entretiennent une certaine méfiance pour qui rompt l’équilibre naturel, la technique et la technologie, voire plus largement toute création d’artefacts. Enfin, c’est l’épuisement des ressources qui tient lieu de fil rouge à l’écologie politique. C’est vrai pour tout ce qui touche aux fondamentaux (énergie, mobilité), mais aussi pour penser l’accès à la justice ou la régularisation des sans-papiers… Or, à l’inverse de l’énergie ou de l’eau, la culture est une ressource dont l’accroissement est potentiellement infini : plus elle se partage, plus elle croît. Voilà ce qui nous taraudait jusqu’à notre entretien avec Bénédicte Linard. Une rencontre qui permit à la ministre de mettre entre parenthèses la gestion journalière et de revenir aux valeurs qui l’animent, et à nous de comprendre comment la posture de l’écologie politique, qui nous semblait restrictive, pouvait en réalité amener une vision exigeante et originale de la culture.

    Que signifie pour vous être une ministre de la culture issue du parti Ecolo ?

    Il faut savoir qu’Ecolo c’est en Belgique au départ un acronyme pour « Écologistes confédérés pour l’organisation de luttes originales ». Le mot « lutte » fait donc partie de l’histoire du mouvement, que ce soit en termes de droit des femmes, de défense des sans-papiers, de défense de l’environnement. Cet engagement amène une grande confiance dans le travail collectif. Le travail collaboratif, le rapport entre l’individu et le collectif, fait partie de l’ADN des écologistes comme de celui des artistes. Une autre similitude est la démarche interrogative. Si on veut construire un monde nouveau, on a besoin d’être éclairé et la démarche interrogative c’est aussi la démarche du monde culturel. Si le choix du portefeuille de la culture n’a pas toujours été visible, c’est un vrai choix de se dire que, pour construire ce monde avec le citoyen, on a besoin des artistes au cœur de la société pour décoder ce qu’on fait aujourd’hui et pour projeter ce qu’on veut être demain. C’est aussi une façon de lutter sur ce qu’on ne veut pas que le monde devienne. La culture est un levier fondamental pour lutter contre les obscurantismes, le repli sur soi, les mécaniques de complotisme, et pour construire le monde dont on rêve.

    En quoi les enjeux classiques de l’écologie politique (gestion des ressources, mobilité, gouvernance…) peuvent-ils être de nouveaux apports pour la politique culturelle ?

    D’une vision du monde découle des choix. Les deux appels qu’on vient de lancer dans le cadre d’un « Futur pour la culture » visent à soutenir la création et le travail des artistes, en développant à la fois un travail avec le territoire et avec les publics, grâce à des bourses et des résidences. Lorsqu’on travaille à l’ancrage de la culture dans un territoire, on travaille aux droits culturels. Il y a un parallèle également entre l’enjeu de la biodiversité et la nécessité de la diversité au sens large, autant à l’intérieur du monde culturel que des cultures. La vie a besoin de la diversité au sens où l’on entend biodiversité et donc cette notion de diversité jalonne nécessairement les politiques culturelles. Et puis surtout, parmi les enjeux écologiques, il y a la question de la justice sociale, et moi-même je suis davantage mue par les questions de justice sociale que par celles du réchauffement climatique, par exemple. La justice sociale sous-tend toutes les mesures que je prends et cela nécessite de soutenir ceux qui en ont le plus besoin. C’est ce qui motive par exemple mon combat auprès du gouvernement fédéral par rapport au statut de l’artiste ; je veux prendre ma part pour construire un statut en phase avec la réalité.

    On entend souvent les artistes préoccupés par les enjeux environnementaux vouloir réduire les impératifs de mobilité, mais est-ce qu’il n’y a pas parfois une forme de paradoxe entre la question de l’accessibilité pour tous les publics à une diversité de l’offre culturelle et le fait de réduire la mobilité artistique ? N’y a-t-il pas un risque de repli sur soi ?

    C’est totalement complémentaire : travailler sur une culture de proximité et la mobilité des artistes. C’est tout l’intérêt des résidences d’artistes : bouger et aller porter un projet quelque part. C’est aussi intéressant de mettre en contact les artistes d’un territoire avec leur territoire, mais cela ne doit pas empêcher les échanges, le partage… Cette nécessité d’ouverture est vraie pour les artistes et pour la diversité des formes ou des thématiques présentées aux publics. Néanmoins, la question des déplacements est importante, le dérèglement climatique peut être une menace pour les droits culturels. Lors de catastrophes, les publics précarisés sont les premiers privés de la jouissance des droits culturels.

    Vous héritez d’un décret sur la bonne gouvernance-thématique chère à Ecolo, qui a permis la reconnaissance des fédérations, la réorganisation des instances d’avis… Pourquoi, pour réfléchir au futur de la culture, ne pas avoir activé le Conseil supérieur de la Culture en vous appuyant davantage sur les fédérations ?

    Le décret « bonne gouvernance », arrivé en fin de législature, n’est pas encore opérationnel, le Conseil supérieur de la Culture n’existe pas encore. Durant le confinement, on a beaucoup travaillé avec les fédérations, qui travaillent de façon sectorielle. Pour le projet « Un futur pour la culture », on a donc choisi de réunir 52 personnes pour avoir une sorte de panel constitué de la société civile et d’experts afin d’avoir une vision transversale des politiques culturelles qui pourraient exister à court, moyen et long terme. Pour le court terme on a sorti deux appels à projets. Pour la suite, ce rapport a été remis aux fédérations et aux chambres de concertation, afin de l’enrichir pour l’opérationnalisation du redéploiement à moyen et long terme.

    Vous, comme personne d’ailleurs, n’étiez préparée à ce qui allait s’opérer depuis le mois de mars. Sur quoi s’appuie-t-on ? Comment pensons-nous prendre de « bonnes décisions », comment construit-on un avenir quand tout semble inconnu, et que le présent semble se dérober ?

    De tout temps l’être humain a été confronté au monde et à ses manifestations, qu’il n’a pas toujours comprises. Face à cela, soit on subit ce qui se passe et on laisse le pouvoir à des gens qui pourraient en profiter, soit on accepte d’entendre, de voir, de travailler ensemble avec ce qu’on sait. C’est le cas aussi de la crise climatique : si on accepte d’entendre ces jeunes qui manifestent pour leur futur, si on accepte de voir ce que les experts nous montrent – pas seulement les experts scientifiques, les fédérations culturelles étant aussi des experts –, alors on trouve des solutions. C’est en travaillant ensemble qu’on gère une crise. Ces contacts réguliers avec les fédérations m’ont servi de boussole, pour garder le cap dans les décisions qu’il fallait prendre sur l’aspect des indemnisations, de l’organisation du déconfinement et également pour le redéploiement.

    Durant cette crise, les artistes ont eu le sentiment d’être totalement invisibilisés. N’avez-vous pas vous-même eu cette impression de vous battre pour un secteur sans que vos collègues des autres gouvernements ne vous entendent ?

    La crise a mis le doigt sur quelque chose qui précédait. Le secteur culturel est un secteur méconnu, voire parfois méprisé par certains. Il a fallu plusieurs semaines pour que les communications officielles du niveau fédéral ne mentionnent ne fût-ce qu’une seule fois le mot « culture ». On a parlé des questions sanitaires et des enjeux économiques, sans considérer que le secteur culturel, pourtant un des plus durement touchés, est ne fût-ce qu’un acteur économique. Cette crise aura au moins permis de faire réaliser à davantage de gens, y compris des politiques, que les artistes sont des travailleurs. Derrière une chanson qu’on écoute ou un film qu’on regarde à la télé, il y a des personnes, beaucoup de personnes. Cette crise a aussi mis le doigt sur la nécessité absolue de travailler ensemble à différents niveaux de pouvoir (local, communautaire, régional, fédéral), non seulement pour traverser la crise et refonder le statut d’artiste, mais aussi pour penser le monde autrement.

    Dans la note « Un futur pour la culture », il est beaucoup question de médiation et de l’importance de faire participer tous les publics de tous les âges à la vie culturelle, mais lorsque votre collègue Caroline Désir, ministre de l’Enseignement, annonce l’interdiction des sorties aux spectacles ou aux musées pour le secondaire, n’avez-vous pas l’impression que les choix qui sont opérés sabordent vos propres politiques ?

    Cette recommandation qui émane du Celeval résulte d’une position purement sanitaire de la gestion de crise. Avec Caroline Désir on est en train de travailler pour lever cette décision le plus rapidement possible, car je sais que le secteur culturel est prêt pour accueillir les élèves de façon sécurisée. Il faut que les jeunes aient des expériences culturelles pour décoder ce qu’ils sont en train de vivre et le confinement qu’ils ont vécu. On a atteint les limites de la gestion par les robinets qui génèrent forcément des incohérences. Cela fait des semaines que je pense que ce n’est plus comme ça qu’on doit travailler et qu’on doit donner des perspectives sur le long terme. Comme par exemple, le fait de repenser l’espace public autrement pour y mettre plus de culture. On doit faire de la crise une opportunité. •

    Photo : Anna Halprin © F. Corin/B. Andrien
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