NDD#72 DOSSIER Les créateurs de l’ombre | Focus #1 : les éclairagistes
Dossier coordonné par Alexia Psarolis
Scénographes, dramaturges, costumiers, créateurs sonores ou lumière… œuvrent à l’abri des projecteurs. En quoi consiste leur travail ? Levons le voile sur ce qui se trame dans les coulisses de la création.
Des siècles durant, le travail sur la lumière s’est restreint à imiter la nature, une obsession naturaliste qui a cours jusqu’au XIXe siècle et à laquelle la danseuse américaine Loïe Fuller vient mettre un terme avec La Danse serpentine, en 1892, où sur ses voiles blancs mouvants sont projetés des faisceaux de lumière. Pour la première fois, l’électricité est utilisée à des fins artistiques. Mais c’est Jean Rosenthal, dans les années 1930, qui sera la première à penser l’éclairage pour la danse ; c’est à elle que l’on doit la naissance de ce métier. Depuis lors, de célèbres collaborations ont vu le jour entre danseur-chorégraphe et éclairagiste.
Éclairagiste ? Quel terme utiliser pour désigner ces artistes de la lumière ? Concepteur, créateur ou encore « auteur lumière » comme se revendique Yves Godin ? Architecte de la lumière, telle que se définit la plasticienne Ann Veronica Janssens ? « Créer de la lumière, c’est une écriture comme une chorégraphie », affirme Françoise Michel, l’éclairagiste qui, durant de longues années, a formé avec la chorégraphe Odile Duboc un tandem artistique inséparable. Certains comparent leur travail à celui des peintres. Sur scène, ce sont de véritables tableaux vivants qui naissent, tels que ceux de Phasme de la chorégraphe belge Fré Werbrouck (2016), où l’éclairage tout en finesse conçu par Marc Lhommel révèle des micromouvements, entre dissimulation et dévoilement, conférant à la pièce un caractère pictural indéniable.
L’éclairagiste se fait aussi sculpteur lorsqu’il donne à l’espace et aux corps en mouvement des reliefs différents. La lumière devient alors matière. « Manier les différentes qualités de la lumière fait partie du savoir-faire de l’éclairagiste », explique Simon Siegmann, plasticien, scénographe et concepteur lumière pour, entre autres, Pierre Droulers, Thomas Hauert, Thierry Smits. Comment concevoir la lumière pour des spectacles de danse ? Quel dialogue s’instaure-t-il entre l’éclairagiste et le chorégraphe ?
Si la lumière est écriture, comment composer en temps réel ? L’artiste hollandaise Ellen Knops transforme l’espace scénique au moyen de ses éclairages et reste émerveillée du potentiel que renferme l’improvisation lumière : une grande liberté alliée à des compétences qui ne cessent de s’enrichir. Elle n’œuvre pas pour la danse mais au cœur même de celle-ci, immergée dans la performance au même titre que les danseurs et les musiciens, seul son outil diffère… et son choix de rester dans l’ombre.
Traiter de la lumière ne pourrait se faire sans aborder son pendant obscur. De la pénombre, hyper-pénombre à l’obscurité totale, ces nuances de noir s’invitent depuis plusieurs années sur les plateaux. Sur scène, cette esthétique de la disparition et de l’apparition, influencée en grande partie par les arts plastiques, altère la perception du spectateur plongé dans la nuit.
Le témoignage d’Audrey-Anne Bouchard, éclairagiste-danseuse canadienne, referme ce dossier aux prolongements multiples. Atteinte d’une dégénérescence visuelle, elle « aborde [sa] différence non comme un handicap mais comme une richesse pour repousser les limites de [son] art ». Ces artistes de l’ombre dont le nom échappe au grand public nous livrent ici la vision singulière d’un métier qui n’a pas fini de nous éblouir. •