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    NDD#72 De Contre Jour, la lumière fut

    Odile Duboc Projet de la Matière. création lumière : françoise Michel © Samuel Carnovali

    Par Philippe Verrièle

    La rencontre et l’exemplaire collaboration de la chorégraphe Odile Duboc et de l’éclairagiste Françoise Michel au sein de la Compagnie Contre Jour marque une étape. Le travail d’éclairagiste de la danse se voyait – enfin et paradoxalement – mis en lumière. Et pour que le projet ne souffre aucune ambiguïté, elles baptisèrent la compagnie Contre Jour. C’était en 1983.

    Odile Duboc avait déjà nourri une génération de danseurs – ceux que l’on appellera Les Aixois – et rencontré Françoise Michel en 1980, à l’occasion de la création d’un de ces projets in situ qui contribuaient au charme du disparu festival Danse à Aix. Celle-là proposait Vol d’oiseaux qui durait sept minutes sur l’étrange place des Cardeurs. Celle-ci n’entendait, initialement, rien à la danse. Elle venait de la pierre. Études de géologie, puis une formation avec Jean-Pierre Vincent en régie au Théâtre national de Strasbourg. Elles ne se sont plus quittées. Ce n’est pas à dire que Françoise Michel n’œuvra que pour Odile : même après que le duo a acquis la reconnaissance du Centre chorégraphique de Belfort, entre 1990 et 2008, elle éclairera les œuvres de Daniel Larrieu, d’Emmanuelle Vo-Dinh, de Mié Coquempot, Daniel Dobbels et de tant d’autres. Pourtant le geste initial tient dans l’appellation. Pour la première fois, l’éclairagiste et le chorégraphe sont associés explicitement dans la création.

    Cette rencontre d’une chorégraphe et d’une éclairagiste n’est pas nouvelle. En 1929, la jeune Martha Graham rencontre Jean (Eugenia) Rosenthal, fille d’émigrants roumains âgée de 17 ans, qui devient son assistante technique avant de se former à la technique de l’éclairage scénique à l’Université de Yale entre 1930 et 1933. Rosenthal va collaborer à 36 productions de Graham et ne revendiquera rien d’autre que d’éclairer. Chez Graham, entre Horst et Noguchi, il y a déjà beaucoup de monde à s’occuper de la scène, sans parler de la dame elle-même qui ne s’en laisse pas compter. Mais Jean Rosenthal va élaborer cet éclairage ambré et latéral qui va devenir une référence et presque un académisme. Il y a les meilleures raisons à ce choix : accrochant mieux le danseur, cet éclairage lui donne un relief, tandis que l’éclairage dominant à l’époque tend à inonder le sujet de face et l’aplatit. Discrète, Rosenthal reste l’une des figures marquantes ; parmi d’autres titres de gloire, on relèvera simplement qu’elle a réalisé les lumières d’une petite comédie musicale intitulée West Side Story

    Mais jamais Rosenthal et Graham n’ont imaginé créer une compagnie en commun ! D’ailleurs, l’éclairage des œuvres chorégraphiques reste pour les modernes l’affaire du scénographe et des techniciens du théâtre. Il faut attendre très tard (les années 1990 !) pour que David Vaughan1, pourtant exemplaire de rigueur, crédite les éclairagistes de Cunningham… Quant à Nikolais, bricoleur et touche-à-tout, c’est lui qui réalise – naturellement a-t-on envie d’écrire – les éclairages de ses pièces. Carolyn Carlson qui était l’une de ses danseuses fétiches de la fin des années 1960 raconte que Nikolais avait décidé d’utiliser des ultraviolets pour baigner les danseurs dans une atmosphère irréelle, sauf pour elle, dont la tête se mettait à irradier comme un phare : « J’avais des cheveux très fins et qui manquaient de volume, explique-t-elle, j’avais donc cherché un postiche pas cher, dans la rue, pour me permettre de faire un genre de chignon. Mais c’était du faux, du plastique ou quelque chose comme cela, et avec la lumière, cela s’est mis à briller. Et Nik s’est exclamé “Oh ! I love this bullshit“ et il a gardé cet effet. »2 Nikolais expérimente dès 1967, avec Somniloquy, les projections colorées et les images captées en direct (pour Kyldex, spectacle spatio-lumino-dynamique et cybernétique de Nicolas Schöffer, Pierre Henry et Alwin Nikolais – comme le définit l’IRCAM – de 1973) et imagine lui-même des effets étonnants comme dans Tensile Involvement (1953), où la vibration de l’espace ne tient qu’à 50 mètres d’élastique de mercerie et à quelques rasants…

    Toutes proportions gardées, la démarche de Nikolais se rapproche de celle de Loïe Fuller. Il faut se rappeler qu’avant de protéger ses créations par des brevets reposant sur ses inventions techniques (en janvier 1913), Fuller avait voulu se mettre à l’abri des imitateurs en protégeant sa danse. Mais elle n’avait pu le faire parce que son travail était abstrait ! Or, pour elle, éclairage, danse et costume – et bientôt, à partir de 1914, musique – constituent les éléments d’une « Gesamtkunstwerk » et il n’est pas question de laisser d’autres artistes y intervenir. L’éclairage n’est qu’un élément de cet ensemble.3

    Pour les autres chorégraphes, la question de la mise en lumière appartient au chef électricien du théâtre ou au scénographe, qui parfois peut pousser la recherche jusqu’à l’effet plastique, comme dans Relâche (1924)4 de Jean Börlin et Picabia, où ce dernier entreprend d’aveugler les spectateurs en détournant les réflecteurs de la scénographie. Dans un autre domaine, Oskar Schlemmer, le directeur du département spectacle du Bauhaus, porte une vive attention à l’éclairage de ses pièces chorégraphiques… Après la guerre, l’évolution technologique permet à des scénographes plasticiens comme le Tchèque Josef Svoboda (1920-2002) ou à des metteurs en scène omniprésents comme Bob Wilson de concevoir de nouveaux éclairages. Quelques grandes figures s’imposent, parmi lesquelles Jennifer Tipton (Robbins, Tharp, etc.)5 Mais tout cela n’explique sûrement pas pourquoi, dans les années 1980, Odile Duboc et Françoise Michel créent Contre Jour.

    En réalité, il faut revenir à ce moment singulier de la Jeune danse française. Marquée par l’irruption des Américains, et en particulier par ce bricolo de génie qu’est Nikolais6, toute une génération de danseurs s’invente chorégraphe. Ils passent par le Concours de Bagnolet, mais les conditions y sont telles que l’idée de soigner l’éclairage relève de la plaisanterie. En revanche, la période est à l’expérimentation. C’est ce qu’explique Eric Wurtz quand on lui demande comment il est devenu l’un des grands éclairagistes de son époque : « Des amis proches fondaient un collectif de danseurs qui s’appelait “Lolita“. C’était au début des années 80. […] Dans “Lolita“, personne pour faire la lumière, je m’y suis intéressé rapidement. J’ai bénéficié d’une formation ultra-courte de deux matinées. La forme non hiérarchique du groupe et l’air du temps m’ont permis une approche de l’éclairage expérimentale et ouverte… » 7

    Toute une génération émerge dans la foulée des jeunes chorégraphes qui bousculent le Landerneau chorégraphique. Certains possèdent déjà un parcours, comme Manuel Bernard, qui après Roger Planchon et Félix Blaska se trouve une famille esthétique avec le Groupe émile Dubois de Jean-Claude Gallotta, mais collabore aussi bien avec Bagouet, Michèle Anne De Mey, Kelemenis. Presque comparable, le chemin de Rémi Nicolas, figure du métier, passe des premiers Bagouet, Chopinot ou Montet à Josef Nadj en 1989, dont il devient l’alter ego lumineux. Son parcours ressemble à celui de Patrice Besombes, qui, après des débuts au théâtre avec André Cellier et Didier Gabilly, découvre la danse au début des années 80 à la Maison de la danse de Lyon, dont il est directeur. Il deviendra l’éclairagiste de Carolyn Carlson, mais surtout il va trouver sa maison chez DCA, la compagnie de Decouflé. D’autres inventent plus largement leur parcours, comme Dominique Mabileau qui donne leur atmosphère aux pièces de Gaudin, de Bastin ou encore de Cré-Ange. Ce goût d’un certain bricolage expérimental mêlé à une économie de moyens répondant à l’économie du temps se retrouve dans les interventions de Frédéric Dugied8.

    Cette inventivité est toujours présente dans la génération suivante, celle de Caty Olive, proche de Berrettini, de Gourfink et de Triozzi, et qui collabore fréquemment aussi avec Christian Rizzo. Celle également d’Yves Godin, qui lui aussi revendique, comme Eric Wurtz, d’avoir inventé sa propre démarche et que l’on reconnaît chez Ouramdane, Nioche ou Charmatz.9 Plus volontiers portée sur une approche indépendante de la lumière, cette génération où l’on peut citer des artistes comme les Suisses Daniel Demont et Victor Roy se veut plus proche des plasticiens.

    La démarche la plus comparable à celle d’Odile Duboc et Françoise Michel serait celle de Russell Maliphant et Michael Hulls. Ce dernier parvient même, dans le solo Shift (1996), à créer par le seul travail lumineux un partenaire au danseur. Michael Hulls est le premier non-chorégraphe à avoir été choisi comme artiste associé au Sadler’s Wells de Londres. Une telle reconnaissance ne va pourtant pas jusqu’à ce geste étonnant : Odile et Françoise baptisant leur compagnie Contre Jour. •

    1 Merce Cunningham : un demi-siècle de danse, sous la direction de Melissa Harris, éd. Plume 1997.
    2 Rencontre avec l’auteur. 2007. Inédit.
    3 Dès 1913, avec le ballet Bouton d’or, Loïe Fuller chorégraphie pour un groupe, avant d’ouvrir une école à Paris. Ces deux éléments suffiraient à eux seuls à battre en brèche l’idée d’une danseuse seulement intéressée par l’effet sur le public sans souci de la gestuelle. Pour voir ces points : Giovanni Lista Loïe Fuller, danseuse de la Belle époque, Stock-Somogy, Paris 1994. À lire également Loïe Fuller, Quinze ans de ma vie, Mercure de France / Le Temps retrouvé, Paris, 2016, en particulier le chapitre « Comment je créai la danse serpentine ».
    4 Ballet en deux actes et un entracte cinématographique – le fameux film Entr’acte de René Clair –, conçu par Picabia et Börlin sur une musique de Satie. Le ballet a été repris en 2014 par le Ballet de Lorraine et n’a rien perdu de sa verve subversive.
    5 C’est Jennifer Tipton qui explique le mieux la spécificité du travail d’éclairagiste de danse : “Traditionally, dance lights the body, theater lights the face. In dance, light usually is directed from the sides to reveal the dancers’ bodies in three dimensions. In theater, light is usually aimed from the front.“
    Voir également entretien dans Nouvelles de danse n° 21,
    éd. Contredanse, 1994.
    Cf. Article de Nan Robertson, Jennifer Tipton, the Theater’s Magician of Light. In New York Times du 11 février 1984.
    6 Si Nikolais est invité à créer le CNDC d’Angers en 1979, Cunningham est encore très peu compris et apprécié des programmateurs et du public. Pour le n° 10 de l’Avant-Scène Ballet (septembre-novembre 1982), la rédaction ne trouve que quatre chorégraphes pour se revendiquer « cunninghamiens »… Même en tenant compte du choix sélectif de la rédaction, cela fait peu !
    7 Interview à retrouver sur le site :
    https://www.lightzoomlumiere.fr/interview/eric-wurtz-light-show-eclairage-scenique/
    8 La blague était d’appeler « école du Regard du cygne » tout éclairage à la lampe de poche… Référence au travail de ce laboratoire de la jeune danse, très inventif mais très désargenté où œuvrait Frédéric Dugied.
    9 On notera combien ces figures du design lumière contemporain fonctionnent par familles affinitaires ; ici, ce sont les personnalités de ce que l’on appela la « Non-danse » ou « Danse conceptuelle » qui sont concernées.
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