NDD#72 « Surprends-moi » Entretien avec Ellen Knops
Propos recueillis par Matilde Cegarra Polo
Comme la danse ou la musique, la lumière peut être improvisée. Cela fait presque 30 ans que l’éclairagiste hollandaise Ellen Knops s’implique dans des projets où danse, musique et lumière se rejoignent pour créer en temps réel. Elle a travaillé avec des improvisateurs tels que Julyen Hamilton, Katie Duck, David Zambrano, Gonny Heggen, Michael Schumacher ou encore Lily Kiara. Si Ellen Knops est l’une des rares à travailler la lumière improvisée, elle n’est pas la seule. L’éclairagiste américaine Jennifer Tipton a été l’une des pionnières en la matière ; sa collaboration improvisée avec la chorégraphe et danseuse Dana Reitz dans les années 90 leur a valu un Bessie Award.
Peux-tu nous raconter tes débuts en tant qu’éclairagiste dans l’improvisation ?
J’ai commencé il y a 27 ans, en faisant l’éclairage pour des groupes de musique. J’ai réalisé plus tard que c’était déjà de l’improvisation, puisque cela demande de réagir sur le moment. J’ai ensuite travaillé comme bénévole à Amsterdam, dans un théâtre qui organisait un weekend d’improvisation mensuel. À ce moment-là, je n’avais jamais entendu parler de l’improvisation en danse. J’ai eu la chance de travailler dès le début avec les meilleurs improvisateurs. La première fois, avec Julyen Hamilton. Il savait très clairement ce qu’il voulait et il m’a guidé. La deuxième fois, c’était avec Katie Duck. Quand je lui ai demandé ce qu’elle voulait, elle m’a répondu : « Surprends-moi ». Après cette expérience, j’ai réalisé que c’était ce que je voulais faire. Je me suis rendu compte du potentiel de l’improvisation lumière. Katie étant très sensible à la lumière, si je changeais quelque chose dans l’éclairage, sa performance changeait également. Je fais aussi la lumière pour des pièces déjà composées, mais ce n’est pas aussi palpitant que l’improvisation.
Quand tu parles d’improvisation, cela veut dire que tout est complètement improvisé, la musique, la danse et la lumière ?
Oui. Parfois, on pense à tort qu’improviser revient à faire n’importe quoi. Bien sûr, il y a une grande liberté, mais l’improvisation est un savoir-faire qui s’apprend et se développe sans cesse. C’est difficile à expliquer, cela ne s’apprend pas non plus de façon théorique, il faut l’expérimenter ; c’est en le faisant qu’on acquiert la technique et son style propre.
Mais comment cela se passe-t-il concrètement ?
Je suis la première à rentrer et à découvrir l’espace scénique et je perçois les possibilités du lieu, les couleurs que je peux utiliser, etc. C’est très important parce que la lumière transforme l’espace. Je prends aussi en compte la température qu’il fait dehors : par exemple, s’il fait froid, je rends l’espace chaud et agréable. Après, les danseurs et les musiciens arrivent et on s’échauffe ensemble avant de commencer. Pour le dire simplement, ce que je fais n’est pas si différent de ce que les danseurs ou les musiciens font, j’utilise seulement un autre support. Ce qui est primordial, c’est d’avoir constamment conscience de ce qui se joue sur scène et de percevoir ce qui est nécessaire. De par ma position en dehors de la scène, j’ai une vision globale. Les danseurs entrent et sortent de la scène, mais moi, je suis là en permanence. En ce sens, j’ai une position double : je suis à la fois dans la performance, mais je la regarde également de l’extérieur.
Est-ce que vous fixez quelques règles entre vous ?
Ça dépend un peu du groupe. Si c’est un groupe expérimenté, on ne fixe aucune règle. Si c’est un groupe sans expérience, on est un peu plus prudent. Mais avec les groupes avec lesquels je travaille, nous n’avons aucune règle.
Est-ce qu’il y a un meneur ?
Oui. Par moments, c’est le danseur qui guide, parfois c’est la lumière, et parfois c’est la musique. Si ça marche vraiment bien, on ne peut pas déterminer qui dirige, mais on s’influence mutuellement constamment. Ça, c’est vraiment l’idéal.
Et un spectacle peut-il être raté ?
J’ai appris avec Katie qu’il n’y a pas d’erreurs à proprement parler. Ce qui ne veut pas dire que tout est merveilleux. Prendre des risques nous permet d’aller là où on ne serait pas allé autrement. Parfois, ça marche, et parfois, ça ne marche pas. Si ça ne marche pas, il faut laisser tomber et passer à autre chose. Mais si tu n’oses pas explorer l’inconnu, le résultat n’est pas aussi riche. Sans les moments creux (« low points »), on ne peut pas toucher de points culminants.
Il me semble alors qu’il s’agit de développer l’écoute entre vous ?
Oui. Il s’agit surtout d’être attentifs les uns aux autres et également à ce qui se passe dans l’espace.
Peux-tu expliquer plus en détail comment la lumière affecte la performance en temps réel ?
La lumière influence la perception du temps. Par exemple, si je fais un changement de lumière toutes les vingt secondes, après dix minutes tout le monde est épuisé car cela donne l’impression que ça a duré cinq heures. Si je fais un petit changement toutes les cinq minutes et que je le fais tout en douceur, on peut proposer des performances d’une heure sans souci. La lumière change aussi l’atmosphère de la performance : je peux la rendre lumineuse et joyeuse ou sombre et noire ; je peux faire des changements rapides ou progressifs. La lumière peut également transformer l’environnement. Si je vois que quelque chose ne marche pas, je peux faire basculer la situation par un changement rapide. On n’en a pas toujours conscience, mais la lumière est un outil très puissant.
La lumière est-il, selon toi, l’élément le plus puissant ?
La musique aussi. Imagine par exemple qu’un batteur décide de taper pendant une demi-heure. Mais on est plus habitués à la musique et on remarque plus facilement son influence.
Est-ce que tu reçois du feedback du public par rapport à la lumière ?
Cela dépend. Il y a des personnes très visuelles, d’autres sont plutôt auditives, donc certaines personnes la remarquent et d’autres pas. Je dois dire que les gens sont généralement très surpris quand je dis que j’improvise avec la lumière, comme s’ils n’imaginaient pas que cela soit possible. Par ailleurs, quand les gens ne remarquent pas la lumière, je le prends en quelque sorte comme un compliment, puisque la lumière doit être en équilibre avec le reste. Ton rôle dans un spectacle est actif et primordial, au même titre que les danseurs et les musiciens, et je trouve cela curieux que tu restes effacée dans l’ombre.
Je dis toujours que j’ai choisi le bon côté de la lumière : je n’ai pas besoin d’être sous les projecteurs, je fais partie intégrante de la performance, personne ne me voit et je suis très heureuse avec ça. •