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    NDD#72 Visions éblouissantes

    Marilyn Daoust dans & du collectif For Fauve © Jules Bédard. Création lumière : Audrey-Anne Bouchard

    Par Audrey-Anne Bouchard

    On me demande souvent ce que je vois. La meilleure image que j’ai trouvée pour décrire ma perception visuelle est celle-ci : quand on regarde une lumière, puis que notre regard s’en détache finalement, l’aura lumineuse, imprimée sur notre rétine, suit notre œil là où il pose son regard. Je vois une aura lumineuse en permanence. Je suis une conceptrice d’éclairage constamment éblouie par la lumière.

    J’avais 17 ans lorsque j’ai commencé à perdre la vue. Je pratiquais alors les arts visuels et la danse moderne à l’école. Deux ans plus tard, un spécialiste a confirmé mon diagnostic : je perds graduellement ma vision centrale. La dégénérescence imprévisible peut s’étirer sur toute une vie. Ma perte de vision sera considérable, mais jamais totale. Au centre de réadaptation, l’ophtalmologiste m’a assuré que certains des plus grands artistes, comme Monet, avaient des troubles de la vue qui influençaient leur vision du monde et qui aujourd’hui imprègnent leur œuvre unique. J’ai donc décidé de poursuivre ma passion pour les arts, tel que je l’avais envisagé, en complétant des études supérieures en scénographie à l’Université Concordia de Montréal. La lumière me permettant de créer des espaces et de sculpter les corps en mouvement, elle s’est rapidement imposée comme mon mode d’expression premier.

    Depuis maintenant 10 ans, je travaille comme conceptrice d’éclairage pour les mondes de la danse et du théâtre à Montréal et à l’international. Mon acuité visuelle, aujourd’hui réduite de moitié, est très active. Pratiquant le dessin depuis toute jeune, j’ai développé un instinct d’expression qui passe d’abord et avant tout par ma vision. Lorsque j’assiste à une répétition, je vois des faisceaux lumineux dans ma tête, des directions, des ombres définies ou des textures vaporeuses. Au théâtre, le moment venu de créer l’éclairage pour une scène, j’aborde celle-ci comme un tableau et la lumière est mon pinceau. Je cherche d’abord à créer une composition, un ensemble, avec des formes, des couleurs, des rythmes. Ensuite, d’un trait lumineux qui accentue la présence d’un personnage, d’un lieu, je dirige le regard du spectateur dans ce tableau.

    En général, ce sont les metteurs en scène et chorégraphes qui m’approchent pour solliciter mes services. Je mentionne toujours mon handicap visuel dès notre première rencontre, m’assurant d’ajouter à cette révélation que les éclairages du spectacle n’en seront pas moins extraordinaires. La confiance s’installe rapidement dans la collaboration. Au fil des ans, je travaille souvent avec les mêmes artistes qui deviennent des complices. Je conçois actuellement les éclairages de la pièce intitulée &, du collectif For Fauve, créé par les chorégraphes et interprètes Marilyn Daoust et Laurie-Anne Langis. Il s’agit de ma troisième collaboration avec cette dernière. Dès la première répétition, je me laisse porter par les émotions que la gestuelle des danseuses suscite en moi et je tente de capturer l’essence de l’œuvre pour ensuite la communiquer à travers mes éclairages. J’utilise les ombres portées pour illustrer la thématique de la perte des repères identitaires abordée dans &. Je projette une ombre découpée et décalée de la première danseuse, puis je submerge la seconde dans la multiplication de son ombre. Je propose des idées d’éclairage qui parfois accompagnent une idée chorégraphique ou tantôt l’initient. Mon implication dès le début du processus a permis ici d’intégrer la manipulation d’une lampe dans la phrase chorégraphique.

    Mes plus grands défis ne sont pas du point de vue de la conception, mais plutôt au moment de l’entrée en salle. Les techniciens sont toujours étonnés d’apprendre que je ne vois pas la lampe qu’ils sont en train de mettre au point selon mes indications. Je n’hésite pas à les impliquer dans ma démarche, leur demandant par exemple, au moment d’ajuster les intensités, si les visages des danseuses que je n’arrive pas à bien distinguer sont suffisamment éclairés. J’ai aussi développé des méthodes qui me permettent de réaliser mon travail avec précision de manière autonome. Par exemple, j’exige toujours que la console soit installée près de la scène afin que je puisse programmer les éclairages moi-même tout en observant l’action de très près. Par le biais de l’Institut Nazareth et Louis-Braille, centre de réadaptation en basse vision à Montréal, j’ai également accès à des outils pointus tels que des lunettes qui rappellent les lorgnettes d’opéra. Celles-ci, agissant comme des loupes, me permettent de voir les détails sur scène lorsque je suis assise dans la salle.

    La chorégraphe Laurie-Anne Langis soutient que mon approche de la lumière est kinesthésique, entre autres parce que j’entre toujours dans la lumière pour ajuster ses réglages. Mon expérience comme interprète en danse m’a permis de développer une sensibilité unique à la lumière. En 2011, j’ai complété un master en théories et pratiques de la danse et du théâtre à l’Université de Nice dans le cadre duquel j’ai étudié le ressenti de la lumière par les danseurs. Au fil de ma recherche, j’ai appris, par le biais du neurophysiologiste Alain Berthoz, que notre peau « contient de nombreux récepteurs sensibles à différents aspects du contact avec le monde extérieur »1. Alors que certains récepteurs sont uniquement sensibles à la caresse, d’autres détectent plutôt des indices de pression, d’intensité et de chaleur2. Il m’est donc possible de penser que ces récepteurs participent grandement à ma sensibilité et à ma compréhension de la lumière, qui s’articule selon ma vision altérée et mes perceptions extra-visuelles aiguisées.

    Il est ironique que j’aie choisi de pratiquer un art aussi visuel que celui du spectacle alors que je perds la vue. Ce paradoxe m’a amenée à me questionner sur la possibilité de communiquer mon art au-delà de la relation visuelle entre le performeur et le spectateur. En 2016, j’ai initié le projet de recherche-création Au-delà du visuel. Avec mon équipe, nous développons une toute autre méthodologie de création pour concevoir un spectacle qui n’impliquera aucunement la vision du spectateur et qui sera ainsi accessible pour des personnes non-voyantes. Le temps d’un projet, j’échange mon rôle de conceptrice d’éclairage pour celui de metteuse en scène. En répétition, je me bande les yeux pour faire des choix artistiques différents : comment le danseur peut-il transmettre son geste autrement que par le regard ? Qu’est-ce que le décor peut raconter s’il n’est pas vu mais vécu ? En tant que créatrice et conceptrice d’éclairage, j’aborde mon handicap comme une richesse qui me permet de repousser les limites de mon art, voire de le réinventer. •

    1 Berthoz, Alain. Le sens du mouvement, éditions O. Jacob, 1997, p. 36.
    2 Ibid.
    Audrey-Anne Bouchard est conceptrice d’éclairage pour la danse et le théâtre. Elle enseigne également à l’Université Concordia de Montréal.
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