NDD#88 Mouvements cultes et transgression | Deux sauts historiques revisités en sculpture et performance
Par Pierre Larauza
Qu’il s’agisse de la transgression du règlement de patinage artistique par la patineuse Surya Bonaly lors des Jeux Olympiques de Nagano en 1998 ou de la désobéissance sportive de l’athlète Dick Fosbury lors des Jeux Olympiques de Mexico en 1968, ces mouvements historiques nés dans une patinoire ou un stade m’ont inspiré artistiquement. Deux sauts où l’ambition sportive a muté vers un hommage en sculpture documentaire et performance.
J’ai aimé m’intéresser à l’alliance de ces deux notions, sauter et transgresser. « S’élancer en l’air » peut-il relever d’une transgression, au-delà du déplacement du corps dans l’espace ? Le sport s’avère être un terreau fertile de gestes ou mouvements outrepassant une limite physique ; des défis techniques qui peuvent être tout à la fois créatifs sur le plan corporel et engagés sur une question sociopolitique. Des mouvements devenus cultes dont l’impact résonne encore parfois des dizaines d’années après leur réalisation.
Noire. Surya Bonaly a été dans les années 90 une des rares patineuses artistiques noires à évoluer dans un des sports les plus blancs. Sa carrière de compétitrice fut chahutée par plusieurs épisodes controversés pour des raisons multiples, dont la couleur de sa peau et d’autres différences culturelles n’épousant pas les codes du patinage de l’époque. Le fait d’être issue de la gymnastique et d’avoir un style acrobatique était par ailleurs parfois considéré par le jury comme incompatible avec la grâce artistique. Si Surya Bonaly ne brandit pas la race comme vecteur de discrimination dans sa carrière de compétitrice et que la relation difficile avec le jury lors des JO ou des championnats du monde était due, selon elle, au fait qu’elle était française et non pas américaine, russe ou japonaise, elle confia malgré tout en 1998 ces mots explicites : « J’ai fait tout ce que je pouvais, mais je ne me suis pas peinte en blanc, ça c’est sûr 1. »
Le mouvement auquel je me suis tout particulièrement intéressé est devenu pour beaucoup l’icône du combat d’une femme, d’une différence. Le 20 février 1998, lors des Jeux Olympiques d’hiver à Nagano, la patineuse Surya Bonaly défie les membres du jury en leur imposant un saut périlleux arrière interdit en compétition, paroxysme de sa lutte contre la discrimination dont elle a pu être victime. Un mouvement qu’elle offre littéralement au public, fan de cette figure qu’elle avait par ailleurs réalisée hors compétition. Elle sera reléguée à la onzième place du programme long. Aucune femme ou aucun homme n’a depuis réalisé cette figure extrême en compétition. La sculpture conçue en collaboration avec Surya Bonaly reconstitue grandeur nature la trajectoire du saut de Nagano. Le mouvement décomposé est figé par 12 patins en plâtre. Aucun objet en mouvement et pourtant le mouvement du corps, mentalement reconstitué par le public, n’a jamais été aussi présent.
Un autre saut. Une autre transgression. Celle faite le 20 octobre 1968 par l’athlète américain Dick Fosbury, qui révolutionna le saut en hauteur lors des JO de Mexico. Pour la première fois de l’histoire, il sauta sur le dos en passant la tête la première, s’opposant ainsi aux conseils de ses coachs et aux techniques ancestrales de la discipline (ciseaux, ventral…). Sa transgression fut le fruit de l’écoute de son corps et d’une envie de déplacer le centre de gravité du saut. Fosbury mis au point cette technique dans l’anonymat ; une technique inédite que les juges hésitèrent d’ailleurs à valider ce jour-là. Pourtant, elle est depuis devenue la seule technique utilisée en compétition. Mon attrait pour ce mouvement historique s’explique par la créativité chorégraphique et l’irrévérence aux dogmes techniques qu’il osa remettre en cause. Ma proposition plastique pour faire le portrait de cette hauteur franchie avec audace est un diptyque : un mur de béton nu de 2,24 m de haut, obstacle brut stimulant mentalement le corps du public, et un mur d’escalade de la même hauteur stimulant physiquement le public d’enfants.
Sauter tire son étymologie du latin « saltare », « danser ». Une origine qui fait écho au désir de créer avec ma complice danseuse et chorégraphe Emmanuelle Vincent (binôme t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e), une pièce chorégraphique en hommage au saut transgressif de Dick Fosbury. C’est ainsi qu’Emmanuelle Vincent sentit le potentiel d’une retranscription en danse contemporaine : le saut de Fosbury et ses mouvements de préparation lui apparaissant comme étant un puissant matériel chorégraphique. Le désir de traduction vers la danse croise l’enjeu de l’immersion du réel sur scène. Dans une démarche documentaire, la pièce 20 octobre 1968, Mexico mêle ainsi des mouvements athlétiques fictionnalisés à de véritables athlètes sautant en hauteur sur scène dans les règles de l’art d’un stade rétréci. À ces deux natures chorégraphiques et sportives s’ajoute la présence de seniors, dont les corps de plus de 65 ans témoignent d’une autre corporalité ; clin d’œil au corps qu’aurait eu Dick Fosbury aujourd’hui. Un spectacle danse et sport intergénérationnel où l’obstacle franchi par Fosbury est symbolisé par un mur de Legos de 2,24 m de haut en écho au mur de béton érigé dans la sculpture. Un mur que je tente de franchir lors d’un saut inaugural et que je ne cesse ensuite de déconstruire au fil du spectacle. Histoire, hommages et combats se croisent dans ce travail de sculpture documentaire où le travail plastique sur ces mouvements historiques s’enrichit au fil de l’enquête, au point que le processus devient l’œuvre, au-delà de l’objet représenté. De l’irrévérence symbolique à une forme plus ou moins radicale de désobéissance, le geste sportif transgressif marque l’histoire au-delà de sa discipline. À l’image du geste interdit de Surya Bonaly, des générations de sportives et sportifs discriminés l’ont depuis élevé au rang de geste iconique, moteur de toutes les insoumissions.•