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    NDD#88 Démesure et poésie | Chorégraphier les cérémonies olympiques

    Cérémonie JO 2012 à Londres chorégraphiée par Akram Khan © epa european pressphoto agency b.v. / Alamy

    Par Roland Huesca

    Janvier 1992, deux milliards de téléspectateurs découvrent les attraits d’une danse contemporaine jusque-là réservée aux initiés. Dans la froidure d’un hiver olympien, le public s’enflamme pour ces compositions visuelles mêlant chorégraphie, cirque, théâtre et commedia dell’arte. L’œuvre du chorégraphe Philippe Decouflé et de ses amis surprend et fait merveille. La danse aux JO : une nouveauté ? Pas vraiment.

    1936. Les Jeux de Berlin mettent cet art à l’affiche. Beauté, vigueur, ordre, discipline, vision univoque du monde envahissent le stade et deviennent, du même geste, les fers de lance du régime nazi. Au cœur de la grand-messe réalisée par Carl Diem et chorégraphiée par Mary Wigman, Harald Kreutzberg et Maja Lex (assistés de Rudolf Laban), l’art et le politique partagent une même vision, une même ambition : façonner et discipliner les formes, les esprits et les corps de leur temps 1. Au programme, l’ordre et la puissance d’une race arienne se déclarant la « digne héritière » de l’homme antique, de son prestige, de sa gloire. Quelques décennies plus tard, tout change : terminées les visions totalitaires et abjectes du monde, la démesure des cérémonies se teinte le plus souvent de poésie.

    Des imaginaires hybrides et féériques

    Albertville 1992. Ici, pris dans une jambe-socle, un danseur explore à loisir toutes les dimensions de l’espace avec son buste ; là, entre deux élastiques, d’autres s’envolent dans les airs. Les costumes-objets de Philippe Guillotel, compagnon de route de Philippe Decouflé, détournent les corps dansants de leurs usages. « D’autres «ballets» suivront : des centaines de skieurs décomposant le geste de ski (…), des hockeyeurs-échassiers avec des boules d’hélium en guise de chapeau ou encore des «hommes oiseaux» suspendus à des poulies survolant les spectateurs » gagnent le lieu. Philippe Decouflé et son équipe inventent, détournent, déconstruisent, mêlent les arts pour magnifier le spectacle, saisir le beau, exhiber le sensationnel et le soumettre à l’ordre de l’insolite et du merveilleux. Ici, aucun désir de signifier, pas de volonté d’incarner une idée, une époque, un concept…, simplement la présentation d’un art brut piquant la curiosité et défiant les attentes et les usages du visible. En toile de fond, un imaginaire hybride et féérique teinté d’humour, de rêve et de beauté. Aux JO de Lake Placid, en 1980, Moses Pendleton avait ouvert une brèche avec MOMIX. Sur le mode de la revue, son œuvre passait allègrement de la danse au cirque, à l’illusion d’optique.

    Philippe Decouflé et ses amis, tous enfants du « clip, de la danse et de la pub 2 » nimbent leurs productions, parfois proches du cirque, d’une aura poétique. Semblable à ces femmes vêtues en « boules de neige », chacun de leurs personnages évolue dans un monde d’images aussi étranges que baroques. Faisant de l’impertinence un délice, Philippe Decouflé fabrique des univers aussi cohérents qu’insolites. Pour autant, le mode d’existence du spectacle ne lie pas son destin à une simple juxtaposition de tableaux hétéroclites, il se révèle dans l’impulsion commune qui sous-tend leur apparition : celle d’un univers de formes soumis au projet personnel de l’artiste, de son propos et de la nature bigarrée des multiples présences qu’il offre à contempler. Au spectateur d’emplir les manques, d’imaginer et de créer du lien entre les choses.

    La mémoire sous le filtre de l’art contemporain

    Nous voici à Athènes en 2004. Lors de la cérémonie d’ouverture, le public voit défiler sur l’anneau du stade olympique les vestiges d’un passé mythologique et prestigieux. Pégase, Aphrodite, Héraclès, Athéna, Héra, Apollon, Poséidon, mais aussi des satyres et des caryatides tournoient dans la nuit… Dans cet univers mythique, l’histoire des hommes prend également sa place : d’Alexandre le Grand aux athlètes des Jeux Olympiques antiques puis à ceux de l’ère moderne en 1896, en passant par l’histoire de l’indépendance de la Grèce, en 1830, les tableaux défilent pour le plaisir de tous. Riche de ses multiples savoir-faire – metteur en scène, sculpteur, dessinateur, plasticien, etc. –, Dimitris Papaioannou porte sur ce passé grec le regard d’un artiste évitant « le folklore et la manière fasciste d’envisager [le] passé 3 ». Dans le stade, l’heure est à l’artification de la mémoire.

    Riche de sa collaboration avec la jeune styliste Sophia Kokosalaki, Dimitris Papaioannou revisite l’histoire. En artistes, ils proposent un monde singulier et l’offrent en partage. Dès lors, le passé grec ne veut plus magnifier une origine présumée qui justifierait l’hégémonie d’un pays sur le reste du monde, mais propose un sensible dont les éclats et les beautés diffusent désormais çà et là, de par le monde. Au cœur de la soirée, cette mémoire revisitée devient une allégorie riche d’une multiplicité d’interprétations. D’autres cérémonies d’ouverture s’engouffreront dans la brèche ouverte par cette façon très contemporaine de revisiter une mémoire à l’aune du présent. Aux JO de Sotchi, sur la musique de Tchaïkovski, des silhouettes en robes immaculées, faisant tournoyer au-dessus de leur tête des couronnes de longues et larges franges blanches, tourbillonnent en créant des effets superbes pour réinventer en plein stade un Lac des cygnes virevoltant sans fin… Dans la nuit de ces cérémonies, les attraits du sensible se donnent en partage pour offrir au plus grand nombre des formes nouvelles d’être ensemble.

    Amitié : le projet politique d’une jeunesse « talentueuse et insolente »

    En demandant à Dimitris Papaioannou et à la styliste Sophia Kokosalaki, étoile de la mode londonienne, de prendre en charge les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux d’Athènes, les organisateurs font le pari audacieux « de miser sur une poignée d’artistes jeunes, talentueux et insolents 4 ». Les décideurs d’Albertville avaient ouvert la voie : « on avait l’impression d’être des sales mômes qui allaient mettre le bazar partout 5 », se souvient le scénographe Jean Rabasse. Ici composée de « sales mômes », là résolument « insolente »…, dans les stades l’esprit de jeunesse gagne le haut de l’affiche. Le but ? S’amuser sérieusement en composant une série de tableaux beaux, parfois drôles, mais toujours esthétiquement efficaces. Si dans les années 60, une frange de la jeunesse voulait rompre avec les conservatismes du moment et s’affranchir des idéologies répressives en posant les bases d’une critique radicale de l’establishment, tout a changé. Il ne s’agit plus de contester, mais d’ouvrir des brèches dans les certitudes pour engendrer, loin des usages les plus convenus, des modes d’existence inédits et décalés.

    Chorégraphes, plasticiens, stylistes, metteurs en scène, scénographes, etc. : dans ce contexte, amitié, compagnonnage et culture de l’affect font merveille. Une amitié faite de plaisirs et de joies partagés faisant que l’autre, surtout lorsqu’il est issu d’un univers différent, vous donne confiance et vous permet de vous projeter hors de vous. En ce sens, l’amitié est une école de courage et d’intelligence, une adaptabilité permanente du cœur et de l’esprit, une force où raison et intuition s’enlacent et se tiennent en éveil, une profondeur qui permet de sonder les rivages de l’inconnu et parfois même d’y accoster. Lors de ces cérémonies, cet esprit de fête – proposant, loin des barbaries ordinaires, un temps suspendu dans un lieu consacré – façonne le moment : à Athènes, les sportifs irakiens auront droit à un triomphe et les deux Corées défileront ensemble. À Athènes, loin du désir hégémonique des nations sur le sport mondial, la cérémonie de clôture portera à son acmé cette culture de l’affect : « On ne cherchait plus, au demeurant, à savoir qui était qui. Américains ? Chinois ? Russes ? Français ? Ouzbeks ? Lettons ? Ou ressortissants de la Trinité-et-Tobago ? Tous étaient olympiens6. » Puissance de l’amitié… L’histoire est ancienne. Selon Aristote, l’amitié semblait « (…) constituer le lien des cités (…) 7 ». Se lover dans l’amitié, ne serait-ce que dans l’espace-temps d’une fête cérémonielle, quel beau projet !

    Un partage du sensible fastueusement mondialisé

    Dans cet univers planétaire, l’heure est à l’image 8. Des séquences vidéo, parfois préenregistrées, irriguent les écrans dans le stade bien sûr, mais aussi dans les foyers du monde entier. À grands coups de pixels et de technique, le proche et l’intime déjouent, toujours plus, les frontières du lointain :
    14 caméras couvriront les JO de Grenoble en 1968, 140 serviront les desseins de ceux de Sotchi en 2014 9

    Londres 2012. Répondant à une commande voulant ériger « un mur de la mémoire » en hommage aux victimes des attentats du
    7 juillet 2005, Akram Khan propose une œuvre puissante et délicate. Bien ancrés entre ciel et terre, les danseurs évoluent et se déplacent en ouvrant et refermant sans fin leurs bustes. Dans le stade et sur les écrans de télévision, puissance, vitesse et fluidité jouent une partition des plus subtiles, des plus flamboyantes. Dansée au son d’un cœur qui bat, bientôt enveloppée par la voix d’Emeli Sandé interprétant Abide with Me, cette œuvre cosmogonique arpente les terres de la spiritualité… On pense au Sacre de Vaslav Nijinski. Puis dans le stade et sur les écrans le chorégraphe apparaît, un enfant se tient à ses côtés. Ensemble, ils évoluent « devant un opérateur de steadicam situé à quelques mètres de distance (…) 10 ». Sous l’œil de la caméra, l’émotion se fait plus palpable. Multipliant les points de vue et changeant l’échelle du monde perçu, l’image participe à la prégnance du récit. Sachant capter l’intime, elle poétise à sa mesure la démesure de ces cérémonies. D’écran en écran, d’espaces publics en espaces privés, cette esthétique mondialisée tisse sa toile. Il faut dire que, garnie de plusieurs milliards de dollars, l’enveloppe relative aux droits de diffusion assure au CIO une rente des plus confortables 11. Riches de leurs multiples présents, la démesure et la poésie de ces cérémonies n’échappent pas au monde marchand. •

    1. Laure Guilbert, Danser avec le IIIe Reich. Les danseurs modernes sous le nazisme, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000
    2. Jean Rabasse, « Il y a trente ans la cérémonie d’ouverture des JO d’Albertville devenait une fête », AFP Infos françaises, 6 février 2022
    3. « JO-2004 – 8000 Volontaires sur scène pour les cérémonies d’ouverture-clôture », AFP Infos françaises, 22 novembre 2003
    4. Bertrand Maréchal, « La star inconnue des Jeux Olympiques », Le Temps, 27 août 2004
    5. AFP Infos françaises, 6 février 2022, op. cit.
    6. Jean-Marie Safra, « Jeux Olympiques d’été. Athènes 2004 », La Croix, 31 août 2004
    7. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Livre VIII, 1155a, Les Échos du Maquis, p. 171
    8. Javier Ramirez Serrano, « Chorégraphie aux cérémonies olympiques en tant que films de danse », Danse & Cinéma, 3 juin 2018
    9. Javier Ramirez Serrano, ibid.
    10. Javier Ramirez Serrano, ibid.
    11. L’organisation olympique a perçu la somme de 4,1 milliards de dollars au titre des droits de retransmission des Jeux d’hiver de Sotchi 2014 et d’été de Rio 2016. https://www.francsjeux.com/breves/les-droits-de-television-a-la-hausse

    Roland Huesca est Professeur émérite de l’Université. Il vient de terminer un nouveau roman 72/12; Soixante-douze heures dans la vie de douze femmes. Il a publié un essai, André Thomazo. La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, et un roman Le Frère de l’autre  aux nouvelles éditions Place. Il est également l’auteur de La danse des orifices : étude sur la nudité (éd. Jean-Michel Place, 2015).

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