NDD#88 Courir, sauter, tourner | La performance physique sur scène
Par Rosita Boisseau
Copain-copain, la danse et le sport ? Si la présence du break aux Jeux Olympiques 2024 soulève une foule de questions sur les points communs ou les divergences de ces deux univers, leur confrontation ne date pas d’hier. Longtemps que les danseurs et chorégraphes, qu’ils soient classiques, contemporains ou hip-hop, se frottent aux problématiques sportives.
Certains, dont Eric Lamoureux et Héla Fattoumi, Angelin Preljocaj ou encore Pierre Rigal, pour n’en citer que quelques-uns, sont d’ailleurs passés par des apprentissages comme le judo ou la course avant de se consacrer à la danse. Alors qu’ils sont de plus en plus comparés à des athlètes de haut niveau – une évidence tant leur implication physique, leur training et leur préparation se rapprochent de celles des sportifs –, ils imaginent des spectacles dont les thématiques liées aux sports entraînent avec elles le déploiement d’écritures nouvelles innervées par des dynamiques athlétiques spécifiques.
Du point de vue de la gestuelle, on a pu ainsi voir des spectacles extrêmement variés sous inspiration sportive. Besoin de s’aguerrir, de repousser ses limites, de muscler son geste, de confronter la beauté à l’utilité ? En 1988, Régine Chopinot se jette dans le ring de boxe pour KOK et sort de ce combat merveilleusement revisité, « rincée » mais « plus puissante et confiante ». En 2006, Pierre Rigal, en complicité avec Aurélien Bory, se risque sur le terrain du foot imaginaire d’Arrêts de jeu, où un quatuor relance en mode burlesque et grosses chaussettes blanches la défaite de l’équipe de France de foot contre l’Allemagne en demi-finale de la Coupe du monde 1982. En 2007, les Fattoumi-Lamoureux imaginent 1000 départs de muscles : huit interprètes entourés d’accessoires de remise en forme (sacs de frappe, bandes de musculation…) questionnent la force vive de l’élan physique.
Plus récemment, la tendance à l’écriture partitionnelle, apparue il y a une dizaine d’années dans la foulée de la « non-danse » pour renouer avec le geste, a aussi pioché, parallèlement au clubbing ou au ballet, dans le vocabulaire du sport. Dans un registre proche de la citation et du ready-made, le spectacle Corps extrêmes (2021), conçu par Rachid Ouramdane, juxtapose 17 acrobates, grimpeurs et l’expert en highline Nathan Paulin. En mode moteur de recherche, le chorégraphe Noé Soulier, directeur du Centre national de danse d’Angers depuis 2020, poursuit sa recherche enracinée depuis Removing (2015) dans le jiu-jitsu, un art martial japonais qui lui a permis de « renouveler l’approche des duos en saisissant le partenaire avec l’ensemble du corps plutôt qu’avec les mains ». À partir de ce nouveau vocabulaire, il développe une recherche et un répertoire gestuels autour de verbes d’actions comme « frapper, éviter, lancer, atteindre… » en veillant à les déconnecter de leur objectif ou leur accessoire, comme le souligne avec brio sa nouvelle pièce In the Fall, créée pour la Trisha Brown Dance Company. En jaillit une écriture dynamique, segmentée dont la force d’expansion, régulièrement bloquée, allie suggestion et abstraction.
Cette alliance avec le sport a différentes conséquences. La performance physique se taille la part du lion sur les plateaux alors même qu’elle avait été évacuée, pour cause de virtuosité gratuite, par les artistes conceptuels. Revu à l’aune du geste utile et fonctionnel et non à celui d’une technique chorégraphique, l’exploit fouette la fibre émotionnelle du public emporté par les fulgurances d’interprètes hors du commun. Chair de poule des valeurs sûres comme celle du dépassement, du travail ! Parallèlement, des notions comme l’épuisement et l’endurance, présentes par exemple dans la pièce follement giratoire The Gyre (2018) de la compagnie Tumbleweed, s’offrent un retour de manivelle phénoménale. Succès sur ce terrain, THE DOG DAYS ARE OVER (2014), qui a fait connaître à l’international le nom du chorégraphe belge Jan Martens, enfonce à fond le piston d’une seule action : sauter. Rebondir dans tous les sens jusqu’à plus soif et tellement de sueur que le public en est éclaboussé. Dans THE DOG DAYS ARE OVER (2014), cette pièce pour huit danseurs, les variations sur le motif et le rythme ne s’arrêtent jamais, happant la troupe dans un engrenage à bout de souffle notamment inspiré par le film On achève bien les chevaux de Sydney Pollack. Si le penchant au masochisme des danseurs était souligné par le chorégraphe, c’est surtout la ténacité et avec elle les capacités extrêmes des interprètes qui s’offraient ici une surexposition. Le sport souffle sur la danse, rallumant le feu, passablement éteint, de sa vitalité, de son dynamisme et de son ardeur à inventer une langue inédite.•