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    NDD#88 De la rue au stade | Entretien croisé avec Alyssa Otmani, Tupea Tiromana et Milan Emmanuel

    B-Boy Tiro © haru_graphics

    Propos recueillis par Alexia Psarolis et Nicolas Bras

    L’entrée du breaking comme discipline olympique questionne. Pour répondre aux interrogations qui nous assaillent sur son implication tant pour cette danse que pour celles et ceux qui la pratiquent, nous avons invité trois artistes à échanger avec nous. Alyssa Otmani (B-Girl1 Alyssa), active dans le réseau compétitif international, se prépare pour de prochains tournois, dont les qualifications belges pour le prochain Red Bull BC One et la Battle Hipopsession de Nantes. Tupea Tiromana (B-Boy Tiro), B-Boy professionnel, a remporté des compétitions du réseau Red Bull et est en lice pour représenter la Belgique aux Jeux Olympiques. Le danseur et chorégraphe Milan Emmanuel a fondé la compagnie No Way Back en 2009 ainsi que Detours Festival, une manifestation dédiée aux arts urbains de création. Depuis 2015, il organise les Detours Cyphers2 en été dans le centre-ville de Bruxelles.

    Comment êtes-vous venus au breaking3 ?

    Alyssa : Quand je vivais à La Réunion, d’où je suis originaire, je faisais du surf mais j’ai dû arrêter à cause de la trop grande présence de requins. Au cours d’une soirée, un petit garçon faisait des mouvements de break… je me suis dit que j’allais faire ça ! On peut dire que j’ai commencé grâce aux requins.

    Tiro : Pour ma part, j’ai toujours été intéressé par la danse en général et le break alliait plusieurs disciplines qui m’intéressaient, comme le kung-fu, la musique et le mouvement en général. J’ai commencé la danse en 2005 suite à la sortie du film You Got Served (Street Dancers en version française). Ça a créé un véritable engouement à Bruxelles. De petites écoles de break se sont créées à partir de là et c’est dans l’une d’elles que j’ai commencé. Mais suite aux absences répétées de mon professeur, un acteur incontournable du break à l’époque, je me suis dirigé vers la gare du Nord, un espace gratuit où tout le monde était libre de pouvoir s’entraîner.

    Milan : Les années 90 étaient une des grandes époques du break. J’avais six ou sept ans quand j’ai commencé à m’entraîner au parc avec un groupe mais c’est surtout autour des années 2000 que j’ai commencé à pratiquer avec sérieux. Pour m’entraîner, j’allais dans des espaces comme des galeries, des gares. Il n’y avait pas d’écoles établies. Aujourd’hui, les jeunes font du break comme ils font du foot ou de la danse classique. Les danses urbaines n’occupent plus l’espace public et c’est primordial pour moi qu’elles le réinvestissent. C’est une des missions que je m’assigne avec le Detours Festival.

    © Jérôme Vorzanger

    Que vous inspire l’introduction du breaking comme discipline olympique pour Paris 2024 ?

    Alyssa : Personne n’aurait pu imaginer cette situation il y a 10 ans. La lumière médiatique des JO permet de débloquer plein d’opportunités pour les breakeurs, comme de nouveaux sponsorings, par exemple. Autant financièrement que médiatiquement, c’est un bonus.

    Tiro : En termes professionnels, il existe désormais deux circuits parallèles : le circuit olympique mis en place par la WDSF (Fédération mondiale de la danse sportive), qui est neuf, et le circuit traditionnel, dans lequel les compétitions organisées par Red Bull occupent une place centrale au niveau mondial.

    Milan : Je pense que les JO sont plus demandeurs du break que le break n’a besoin des JO. Le break a déjà un réseau compétitif en place qui génère beaucoup d’argent et beaucoup de vues. J’attends surtout de voir comment les jurés des Jeux Olympiques vont voter et en fonction de quels critères. J’espère que ça ne va pas freiner la créativité de cette danse ou des danseurs qui y participeront. Avant, on votait pour le gars le plus créatif, celui qui inventait son style, ses mouvements mais pas celui qui devait répondre à des figures imposées.

    Les figures sont-elles imposées ?

    Tupea : Le système de jugement impose tacitement des figures. La WDSF, mandatée pour présenter le break aux JO, devait respecter un cahier des charges pour correspondre aux critères olympiques. L’une des conditions était d’avoir un système de jugement clair et objectif. Pourtant, il est compliqué de faire fi de la subjectivité des juges. À un haut niveau, ça se joue sur des petits détails : la présence et l’énergie sur scène, par exemple. Traditionnellement, et c’est valable dans le circuit Red Bull, on juge à main levée. J’ai été juge à plusieurs reprises et mon jugement relevait des critères communs aux breakeurs, comme la maîtrise des techniques de base, l’exécution, la dynamique etc., et de nos affinités personnelles. Le système de jugement que la WDSF a mis en place s’appelle le « trivium », basé sur les trois concepts « Body, Mind and Soul ». À l’origine, il y avait sept critères mais le système a dû être réévalué et les deux critères les plus artistiques du système de jugement ont été retirés. Les cinq critères retenus aujourd’hui sont la qualité de l’exécution, la maîtrise technique, le vocabulaire, la musicalité (ndlr : qui comprend les notions de synchronicité et de respect du rythme) et l’originalité. Sur les cinq critères, seule l’originalité est d’ordre artistique, à savoir 20 % seulement des points attribués. De manière implicite, les critères retenus font que la technicité aura plus d’importance lors des Jeux Olympiques. Ça fait polémique mais en tant qu’athlète, on n’a pas vraiment droit au chapitre. On attendra l’après JO pour donner un feedback. Le nouveau système de jugement a été créé pour tenter d’objectiver le choix des jurys. Si les Fédérations estiment qu’un jugement a été mauvais, les juges doivent être capables de rendre des comptes.

    Pensez-vous que les Jeux Olympiques vont créer des vocations ?

    Milan : Tout coup de projecteur permet de faire découvrir la pratique. Cela dit, le break est une pratique multiple entre la compétition, la danse mais aussi les performances ou des propositions plus commerciales.

    Alyssa : Les bonnes répercussions sont déjà visibles. À l’époque, les parents étaient réticents à l’idée que tu ailles en rue pour breaker. Désormais, le break est aux Jeux Olympiques et ça change tout.

    Tiro : Jusque-là, on subissait les clichés de la danse de rue. Si le circuit professionnel existait déjà, il fallait malheureusement encore convaincre le public que les breakeurs sont des sportifs professionnels. De plus, l’image associée à Red Bull est très liée aux sports extrêmes, ce qui crée des difficultés pour rencontrer un large public. Les Jeux Olympiques légitiment l’éthique sportive qui va avec notre pratique. Autour d’un dîner, c’est plus facile d’annoncer qu’on se prépare pour les Jeux Olympiques que pour une compétition Red Bull.

    Est-ce que le passage du break à la danse contemporaine n’était pas déjà un marqueur de légitimité ?

    Milan : Cette reconnaissance institutionnelle et culturelle existe. Aujourd’hui, de nombreuses compagnies contemporaines veulent travailler avec des breakeurs et le langage de la danse contemporaine en lui-même a été influencé par le break. Mais le grand public va très peu au théâtre, donc cette reconnaissance-là n’est pas très grande. En termes symboliques et populaires, les Jeux Olympiques sont bien plus forts que le milieu de la danse contemporaine. De plus, les Jeux Olympiques offrent une reconnaissance du mouvement tel qu’il est. Les JO accueillent le break, pas une réinterprétation de la discipline.

    Est-ce que le renforcement de l’institutionnalisation du breaking est à craindre pour le milieu ?

    Tiro : Certains puristes voudraient que le break reste dans des coins de rue mais ce n’est déjà plus le cas. Tous les pans de la culture hip-hop, dont le break fait partie, se sont aujourd’hui exportés et professionnalisés. La musique hip-hop est la plus écoutée au monde ; les DJ mixent dans les plus grands festivals ; les graffeurs sont dans les plus grands musées… Il ne reste plus que les danseurs qui sont laissés pour compte. Pour moi, c’est notre grande opportunité pour amener la danse à un nouveau palier.

    B-Girl Alyssa © Jérôme Vorzanger (@jeje_human_photo)

    En tant que femme, est-il facile de s’imposer dans le monde du break ?

    Alyssa : Non, il y avait très peu de B-Girls aux débuts du break. C’est un monde masculin à l’origine. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de breakeuses. C’est une évolution à mettre en parallèle des luttes pour les droits des femmes et leur place dans le monde. En tant que femme dans le break, il faut savoir faire sa place, se faire écouter, montrer ce dont on est capable et ce qu’on peut apporter à la communauté. Je note que, depuis le début, des femmes ont joué un rôle important dans la culture hip-hop, comme la photographe Martha Cooper, par exemple. Elle est encore active aujourd’hui, elle était justement présente au dernier Red Bull BC One. Depuis le début, il y a une présence féminine au sein de la scène hip-hop mais elle a toujours été minoritaire.

    Tiro : Le souci, c’est que les femmes ont du retard par rapport aux hommes en termes techniques. Je n’en connais pas la raison, mais le problème que j’identifie, c’est qu’on jugeait les battles4 de femmes avec des critères d’hommes. Avant 2018, les compétitions étaient théoriquement mixtes mais il a fallu attendre 2017 pour qu’une femme, la B-Girl japonaise Ayumi, soit enfin sélectionnée pour la compétition mondiale. Créer une compétition féminine a pris du temps mais on en a besoin dans le break pour que les femmes puissent rayonner autant que les hommes. C’était la seule façon d’élever le niveau féminin et je pense que ça porte ses fruits. À terme, il est possible que les compétitions redeviennent mixtes.

    Est-ce différent pour les hommes ?

    Milan : Pour les hommes aussi, c’est difficile de prendre sa place. L’analyse sociologique d’une salle d’entraînement donnerait déjà des indications à cet égard. En pratique, il faut entrer dans le cercle pour commencer à pratiquer, pour oser se planter devant les autres et progresser. C’est aussi ça qui rend l’atmosphère très masculine car les femmes ont moins l’habitude ou sont simplement moins éduquées dans notre société à s’imposer. Ça commence à changer.

    Tiro : Quand tu allais à l’entraînement à l’époque, tu avais peur de te faire défier à ce qu’on appelle des « call-out »5. L’impact psychologique des défis pouvait être énorme. Beaucoup de jeunes breakeurs ont arrêté à cause de ça mais c’est lié à la situation sociale des gamins, la rivalité était énorme. Aujourd’hui, on a des gens issus des classes sociales un peu plus élevées qui ne sont pas dans cette dynamique-là, ce qui change l’atmosphère d’un entraînement. Quand vous défiez quelqu’un, il risque de le prendre comme une attaque personnelle alors que c’est dans la culture de la discipline.

    Alyssa : C’est comme ça qu’est né le break, c’était des battles, des guerres. Cette pratique est née comme une solution pour éviter les conflits entre gangs dans les rues de New York. Une manière de s’opposer sans se taper dessus mais en dansant.

    Peut-on dire qu’il y a une esthétisation des codes de la provocation dans les battles actuels ?

    Milan : Aujourd’hui, on se retrouve en effet à voir des provocations qui ne se seraient jamais faites en rue. Face à un public, on pense qu’on peut tout se permettre. En rue, le risque de se faire taper dessus était bien réel.

    Tiro : Avant, à Bruxelles, les bagarres arrivaient souvent. C’est encore le cas dans les banlieues françaises. Le break est la seule échappatoire des breakers, leur seule fenêtre sur le monde. Cette agressivité est aussi une stratégie et ils en jouent. Il faut garder à l’esprit que quand les gens vous narguent par rapport à vos performances, c’est toute votre personnalité qui est concernée. La dimension artistique a un impact émotionnel fort dans ce qu’on ressent face aux provocations. Alors que dans le sport, ça peut se résumer à de la performance. Si vous n’êtes pas plus rapide qu’un autre, on peut retourner s’entraîner ou se donner des excuses génétiques. Là, on est dans quelque chose de personnel. Ce n’est pas étonnant que ça puisse dériver en bagarre. Un même engagement se retrouve, par exemple, avec des breakeurs brésiliens issus des favelas qui développent un break ultra-engagé. En Belgique, on a affaire à des gens qui sont issus de classes beaucoup plus élevées qui breakent par plaisir ou par défi mais pas pour survivre. •

    1. B-Boys et B-Girls sont les termes officiels pour désigner respectivement les breakeurs hommes et les breakeuses femmes
    2. Le terme « cypher » correspond aux cercles dans lesquels se rassemblent les B-Boys et B-Girls pour breaker
    3. Les termes officiels désignant la discipline sont le breaking ou le breakdance. Cependant, dans le langage courant, c’est l’abréviation break qui est la plus utilisée
    4. Le battle est la forme officielle de la compétition dans le milieu du breaking. En un contre un, les breakeurs s’opposent à tour de rôle sur trois rounds. Chaque round est l’occasion de montrer ce que l’on sait faire en synchronisant ses mouvements sur le rythme de la musique. Les battles sont aussi marqués par une logique de réponses et de provocations vis-à-vis de son opposant
    5. Un « call-out » est un défi lancé à une des personnes qui se trouvent dans le cercle. La personne ciblée doit répondre à ce battle improvisé
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