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    NDD#88 L’art comme sport : l’entrée du breakdance aux JO

    Kanti © Fred Lataste

    Par Aurélie Doignon

    Si l’on se fie à la définition du sport, telle que la décline Parlebas1, à savoir « l’ensemble des situations motrices codifiées sous forme de compétition et institutionnalisées », le breakdance était un sport sans le savoir. En effet, cela fait déjà deux décennies que les battles sont organisés dans des salles reconnues. La monstration de ces confrontations dans des lieux comme la salle de Bercy à Paris posait les prémices d’une gestion plus « sportive » de cette danse.

    La frontière entre art et sport, ou bien le questionnement de la danse comme art ET sport se pose d’autant plus ici. En se rapprochant vers une discipline gymnique, en perd-elle pour autant son caractère artistique et esthétique ? On sait que l’esthétisme n’est pas exempt des JO. Ainsi, se posent les questions de codification, de mise en codes et en savoirs, afin de permettre la mise en notation nécessaire aux JO.

    Enfin, voir paraître la discipline breakdance aux JO c’est extraire un élément du mouvement hip-hop, du caractère urbain qui lui est conféré. Cette ré-institutionnalisation (suite à une première institutionnalisation de la danse hip-hop dans des festivals) lui permet d’acquérir un nouveau public. La danse hip-hop, et en particulier le breakdance, qui a émergé dans la rue et dans les coins désertés des galeries marchandes, perçue au départ comme une pratique masculine et de banlieue, s’est peu à peu formalisée et féminisée à travers son institutionnalisation et la diffusion de la pratique au sein de cours, stages, etc. Cette nouvelle étape, celle de la sportivisation, qui vise à ne prendre qu’une des branches de la danse hip-hop – celle qui se veut la plus spectaculaire – est en réalité l’étape du dépouillement. En 40 ans, le breakdance est passé d’un univers marginalisé à une mise en savoirs (passant alors par un processus didactique), grâce à la danse contemporaine, qui a accueilli son esthétique ; puis à sa mise en lumière et à son autonomisation, bien caractérisée par cette entrée au sein de l’institution mondiale que constituent les JO. Les logiques sociales ont permis au hip-hop de changer de catégorie sociologique : en partie ceux qui le pratiquent, et pour ceux qui le regardent. Cette appropriation par la classe dominante en a modifié l’habitus structurel de présentation. Alors que ces formes culturelles ont été créées par les non détenteurs du pouvoir symbolique, leur engouement et leur capacité de création ont permis, par un effet d’institutionnalisation mais non dénué de domination, aux élites de s’en emparer, après avoir été perçues comme inscrites dans une culture de voyous. En participant désormais à la production des pratiques, en instaurant des cadres de légitimité, elles peuvent se donner à voir dans des espaces nouveaux. Cela n’est pas sans lien avec la légitimation depuis quelques années des espaces hors scènes : le populaire est devenu « bankable » parce qu’il est d’abord perçu comme étant alternatif avant de laisser transparaître un manque de ressources en lieux dédiés et en subventions pour pérenniser la pratique.

    Les pieds dans le marché

    Lorsque le président du CIO parle de « forme authentique », son propos n’est pas exempt d’une forme de colonialisme latente (des corps pauvres, racisés). Nous pourrions aussi y voir une forme d’exotisation d’une danse populaire, et des corps qui la composent. Alors que par son propos il se raccroche à une forme imaginée d’authenticité, c’est justement en dehors des traditions olympiques qu’il souhaite désormais se situer : en dehors des stades, avec des formes d’activités urbaines qui utilisent la ville comme terrain de pratique, comme pour les « re-situer » dans une forme quasi pittoresque2.

    Toutefois, les sports urbains, s’ils paraissent « cool » et rattachés à la jeunesse (Parkour, skate, etc.), permettent de minimiser le coût engendré par la construction d’infrastructures spécifiques. « La volonté de Paris 2024 est de léguer ces équipements aux territoires », dit d’une autre manière T. Estanguet3 ; c’est aussi un moyen de mettre les sports dits urbains dans leur contexte de villes de banlieue, tel un théâtre, une mise en scène de la vie des quartiers.

    Néanmoins, le caractère de mise en marché que va permettre l’entrée de ces disciplines n’est pas à sous-estimer : une manne importante se joue là aussi dans le caractère de mise en « jeux (olympiques) » de la discipline. Le message politique autrefois porté par le break, celui de la non formalisation, la marginalisation face aux institutions, et donc l’autonomie de la pratique, se perd aux JO. Mais les JO seront aussi le support d’une visibilité internationale, le moyen pour les acteurs du mouvement d’être visibles, et reconnus par cette forme de distinction, de récompense que sont les médailles, et qui, il est vrai, correspondent aussi au mode proposé par les battles. On retrouve dans le mouvement hip-hop (et donc dans le break) un jeu identitaire (au sein duquel les assignations peuvent être intérieures ou extérieures), où la transposition et le passage d’échelle permettent la référence, dans les discours, à des identités multiples.

    Kanti © Fred Lataste

    L’entrée par la diffusion des savoirs

    Notons que la sportivisation, comme la mise en art, s’accompagne de processus de diffusion, d’enseignement des pratiques de plus en plus codifiés. Ainsi, alors que les professeurs de danse hip-hop en France n’ont pas souhaité rentrer dans le système de qualification du diplôme d’État en danse, on peut se demander si le débat sera relancé (peut-être sous une autre forme) après les Jeux Olympiques de 2024. De la même façon, les lieux, les structures, les espaces de l’enseignement et de l’acquisition de ce savoir vont-ils passer de la salle de danse au gymnase ?

    La sportivisation, qui désigne le processus « par lequel une activité ludomotrice […] acquiert le statut de sport »4, « caractérisé par la formation d’un cadre institutionnel, l’établissement de règlements, la standardisation de propriétés spatiales, temporelles et relationnelles de la performance »5 entraîne la nécessité, pour le break, de se constituer en fédération sportive avec licenciés, en modifiant de fait le cadre institutionnel. Lorsque la danse hip-hop a émergé, les apprentissages s’effectuaient entre pairs, prenant la forme d’une communauté de pratique 6. Puis le professionnalisme opère, avec d’une part la friction à d’autres disciplines, et d’autre part grâce à l’élasticité que l’on donne à la forme envisagée (sportive ou artistique, voire à la fois l’une et l’autre, ou tantôt l’une, tantôt l’autre).

    Bien qu’autonomes, les pratiques artistiques et les pratiques sportives se valorisent les unes et les autres, voire s’entremêlent, pour devenir des techniques de corps ou corporelles. On peut désormais parler de spectacle sportif ou de sport artistique. Le prisme de l’art et de la culture permet également de mettre en avant les catégories du sensible à l’œuvre, qui jouissent de peu de place dans les catégorisations sportives. Le sensible est encore bien communément ramené au féminin ou rattaché au folklore (pour le breakdance, celui de la culture populaire). C’est pourtant bien cette entrée du sensible, en choisissant des chorégraphes issus du hip-hop, qu’ont adopté les centres nationaux chorégraphiques (CDCN) français pour se développer (Mourad Merzouki, Kader Attou, par exemple).

    En somme ce sont là trois formes de sensibilité que le breakdance nous donne aujourd’hui à voir : celle agonistique à travers les JO, une plus théâtrale et chaleureuse dans les battles, et enfin, une sensibilité poétique lorsqu’elle se joint à l’esthétique de la danse contemporaine. •

    1. P. Parlebas, Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice, 1981, INSEP
    2. https://www.lemonde.fr/sport/article/2019/02/21/les-jeux-olympiques-misent-sur-le-breakdance-pour-se-donner-un-coup-de-jeune_5426425_3242.html
    3. https://www.lemonde.fr/sport/article/2020/09/30/paris-2024-confirme-les-grandes-lignes-de-son-regime-minceur_6054253_3242.htm
    4. P. Parlebas, Jeux, sports et sociétés : lexique de praxéologie motrice, Paris, Insep, 1999, p. 379
    5. F. Fanoli, « Corps travaillés dans la lutte. Fabriquer des lutteurs de làmb à Dakar ». Politique africaine, vol. 3, no 147, 2017, p. 45 à 63
    6. J. Lave et E. Wenger, Situated Learning: Legitimate Peripheral Participation, Cambridge University Press, 1991
    Aurélie Doignon est danseuse professionnelle et docteure en Sciences de l’éducation de l’Université de Bordeaux. Son travail est consacré à l’étude de la mise en savoirs, de la mise en art et des processus d’institutionnalisation à l’œuvre dans la danse, à travers l’observation des trajectoires et des parcours de professionnalisation des danseurs.
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