NDD#81 – L’emprise des signes. Entretien avec la sémiologue Gwenaëlle de Kerret
Propos recueillis par Alexia Psarolis
Avouons-le tout de go : peu de sémiologues se sont spécialisés dans le champ culturel. Gwenaëlle de Kerret en fait partie. Après une dizaine d’années dans le monde de l’entreprise, elle se spécialise dans les institutions culturelles et intervient également au sein de départements universitaires et d’écoles d’art. Si la science des signes passionne les étudiants, cette voie rencontre moins d’adeptes dans un contexte professionnel. D’où son envie de développer son expertise en direction des institutions culturelles qui bénéficient en retour d’outils de valorisation de ce qu’elles font, de façon à la fois plus sensible et moins commerciale que ce que propose le marketing. Sa thèse en poche, consacrée à l’identité visuelle des musées (publiée à la Documentation française en partenariat avec le ministère de la Culture), elle fonde son agence en 2016, SemioTIPS, mue par une envie de travailler pour des organisations non marchandes. Alors comment la sémiologie peut-elle se mettre au service de la culture ? Décryptage.
Vous êtes sémiologue, un champ peu connu du grand public contrairement à celui de la publicité ou du marketing. En quoi cette science des signes nous permet-elle de comprendre notre quotidien ?
Dans l’espace public, nous sommes environnés de signes : lieux d’accueil et de loisirs, institutions, entreprises, produits, qui s’expriment et tachent de se faire reconnaître à travers l’architecture, l’agencement de l’espace et le graphisme. La sémiologie, science des signes, permet d’identifier ce qui est signifiant autour de nous, et comment cela fait système et sens. Elle peut s’intéresser aux organisations (champ commercial/institutionnel), mais aussi à des champs artistiques (littérature, musique, photo, cinéma, peinture, danse…), et enfin à des champs plus intimes (rapport des individus à leur habitat, leur environnement, aux autres…).
En quoi la sémiologie est-elle pertinente pour l’analyse du champ culturel et des publics?
Le travail se porte sur le patrimoine symbolique de l’institution culturelle, les effets de sens qui peuvent être produits. L’approche sémiologique permet de réfléchir sur les signes qu’émettent les marques culturelles : les musées, théâtres, centres d’art et de danse, etc. Le marketing, de son côté, s’intéresse aux problématiques d’impact, de chiffres de vente, d’attractivité commerciale.
Que recouvre ce concept de « marque », peu usité dans le champ culturel ?
Les organisations tentent en effet de mettre en place des systèmes de signes, avec ce qu’on appelle la « marque », c’est-à-dire l’interface symbolique et émotionnelle entre l’organisation et ses publics. Du point de vue de l’institution, la marque c’est l’identité, les signes émis. Côté public, la marque c’est l’image, les signes perçus. Cela peut être des signes spatiaux (bâtiment, architecture, espace d’accueil et d’expérience), visuels (notamment graphiques : couleurs, logo…), sensibles (odeurs, matières, sons). La sémiologie s’intéresse à toutes ces expressions sensibles, pour comprendre comment elles font système et créent du sens vis-à-vis des publics. La notion de marque ne renvoie pas seulement à la valeur marchande mais également au patrimoine immatériel et à notre imaginaire collectif.
Comment le ministère français de la Culture s’est-il emparé de ces réflexions ?
Depuis 2006, le ministère de la Culture s’intéresse de près à ces questions, avec notamment la création de l’Agence du patrimoine immatériel de l’État. L’objectif du ministère est d’aider les institutions culturelles à valoriser leur « patrimoine immatériel », c’est-à-dire leur marque, pour promouvoir leurs actions en France et dans le monde, mettre en place des projets, des partenariats, des produits dérivés, etc. L’enjeu pour les institutions est de mieux communiquer auprès de leurs publics, de développer des ressources propres, mais aussi de créer des signes tangibles, des objets physiques comme autant de souvenirs avec lesquels le spectateur peut repartir. L’offre culturelle étant immatérielle, ces « totems » viennent incarner l’expérience du spectateur ou visiteur. Ces enjeux concernent les musées mais aussi les sites historiques, les lieux de création, les centres de danse, etc.
Comment abordez-vous un projet ? Quelles questions (vous) posez-vous ?
J’étudie ce qui fait imaginaire dans la structure, le système de tous les signes et registres d’expression. Comment la singularité de l’institution se traduit-elle dans le graphisme, l’architecture, le site web ? Quel est son héritage (son histoire, son image actuelle chez les publics) et quelle est son ambition (vers où les acteurs et les publics souhaiteraient l’emmener) ? Un des outils de la sémiologie, également utilisé d’une autre façon par le marketing, est d’envisager l’institution comme une personne, avec une personnalité, des valeurs, une mission, etc. Si c’était un personnage, comment s’exprimerait-il ? Cela permet d’incarner l’immatériel et d’aider l’institution, par exemple, à concevoir une programmation en se figurant plus clairement ce qui va être cohérent et faire sens.
Quels sont les éléments qui constituent l’identité visuelle d’un lieu ?
L’identité visuelle d’un musée, et plus largement d’une institution culturelle, se décline de plusieurs façons. Tout d’abord, son implantation physique : le bâtiment comme signe, et même signal architectural dans l’environnement urbain. Mais aussi, l’espace interne du musée : type de lumière, modes de circulation, « ambiance » que tout cela dégage pour le visiteur. Par exemple, le Centre Pompidou est très souvent associé à l’imaginaire des « tuyaux » propres à son architecture. Autre élément, l’expression de son identité dans sa communication et, en premier lieu, son identité graphique : le logo (souvent moins connu pour les institutions culturelles que pour les marques commerciales, qui communiquent beaucoup plus), la charte graphique, les codes couleurs, etc. à ces éléments il faut ajouter les expressions numériques (site web, réseaux sociaux…) ainsi que les expressions commerciales et les partenariats.
Qu’est-ce qu’une « bonne » identité visuelle ?
L’expertise sémiologique vise à comprendre comment l’ensemble de ces registres d’expression de l’organisation ou de l’institution constitue un système, à la fois identifiant (différent d’autres organisations, donc reconnaissable), stable (homogène entre les expressions, et pérenne dans le temps) et narratif (quelle est la mission ? La promesse faite au public ?). Ce sont les trois qualités-clés d’une identité, théorisée par Paul Ricœur : idem, ipse et narration. Une bonne identité visuelle doit pouvoir développer ces trois qualités. Le changement de logo/identité graphique à la venue d’une nouvelle direction au sein d’une institution est un écueil que l’on rencontre souvent. On ne peut pas faire table rase de tout car l’institution vit dans le temps, il faut rester attentif à cet idem, cette continuité. De même, le parcours au sein d’un lieu et même dès l’extérieur est une mise en récit de l’identité, que les institutions culturelles pourraient investir davantage.
Comment inviter les publics non avertis à pousser la porte d’un lieu culturel, potentiellement perçu comme intimidant ?
La question du seuil est déterminante dans la culture. Le seuil d’un magasin doit donner envie d’entrer ; la vitrine donne à voir une partie de ce qui se passe à l’intérieur. Dans le champ culturel, nous sommes encore dans l’imaginaire du temple, avec des murs clos, renfermant un secret. On fait en sorte de préserver ce secret qui génère aussi du suspense. Comment faire pour ouvrir suffisamment la porte et faciliter l’accès d’une institution ? Il s’agit ici d’un enjeu architectural subtil. Telle la danse des sept voiles, il faut montrer sans en montrer trop, pour susciter l’envie.
Comment intégrer les publics dans cette réflexion ?
Je travaille avec la variété des acteurs (direction, communication, programmation, mais aussi artistes, etc.), sans oublier effectivement les publics. Car pour co-construire un système pertinent (logo, programmation, médiation, communication), les experts ne sont pas suffisants, il est indispensable de faire participer les destinataires. La marque, ce patrimoine immatériel est partagé entre l’organisation et ses publics. Donc l’enjeu-clé reste de concevoir et de piloter les signes avec les publics. Les publics acquis, mais aussi à conquérir. Des protocoles sont alors mis en place pour les faire intervenir, comme les « focus groups », des réunions de discussion au cours desquelles on propose aux participants de s’exprimer sur l’institution en question, avec des exercices projectifs et imaginatifs. Ce matériau est ensuite analysé en termes sémiologiques (quel imaginaire est porté ?). Quant aux acteurs, comment vont-ils s’approprier cette identité et avoir envie de la faire vivre ? Dans l’idéal il faudrait pouvoir organiser des ateliers de réappropriation au bout de quelques années. Il s’agit toujours d’un « work in progress ». •