Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#81 – La création chorégraphique contemporaine : ouverture aux publics !

    Par Patrick Germain-Thomas

    Depuis la création d’un ministère de la Culture en 1959 en France, le soutien à la création constitue le point d’entrée et la priorité de l’intervention culturelle publique. Les politiques culturelles publiques – de l’État et des collectivités territoriales – ont favorisé un développement important de la création chorégraphique contemporaine.

    Selon une étude commanditée par l’Office national de diffusion artistique (Onda) en 2019, plus de 1 700 pièces de danse différentes ont été programmées en France chaque année entre 2011 et 2015. Cependant, compte tenu du nombre de structures proposant une programmation chorégraphique importante et régulière (un peu plus d’une centaine de lieux : principalement les réseaux dit « labellisés » – scènes nationales, scènes conventionnées pour la danse, centres de développement chorégraphique nationaux – et quelques grands théâtres), il est objectivement impossible que tous ces spectacles réalisent de véritables tournées, au-delà de quelques dates. Je propose la dénomination de « marché subventionné » pour désigner cette situation où l’activité des acheteurs (les structures de programmation) comme celle des vendeurs (les compagnies de danse) reposent en partie sur l’existence de financements publics. On a souvent parlé d’une crise de la diffusion en France, mais il serait plus juste de dire qu’il s’agit d’un déséquilibre structurel de ce « marché subventionné ». Dès le début des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, il existe un écart structurel entre le nombre de spectacles qui entrent chaque année sur les réseaux de programmation et leurs capacités d’accueil effectives. L’écart considérable entre l’offre de spectacles et la demande des lieux de programmation a des conséquences importantes sur les bénéfices économiques des tournées pour les compagnies, qui peinent à réaliser des marges bénéficiaires sur les cessions de représentations. Cette configuration du marché du spectacle est naturellement sous-tendue par l’évolution de la demande finale, c’est-à-dire du public de la création chorégraphique contemporaine : le potentiel de fréquentation offert par les pièces est un critère de première importance pour les programmateurs, qui doivent rendre des comptes à leurs financeurs sur ce point.

    Des données lacunaires

    Objectivement, le public global des spectacles chorégraphiques progresse régulièrement depuis le dernier quart du XXe siècle. Selon l’étude publiée en 2020 par le département des études et de la prospective du ministère de la Culture, le pourcentage de la population française de plus de 15 ans ayant assisté à un spectacle chorégraphique professionnel est passé de 6 % en 1973 à 9 % en 2018, soit une progression de trois points. Elle peut sembler modeste mais elle représente plus d’un million et demi de spectateurs supplémentaires en valeur absolue (Philippe Lombardo, Loup Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France). Cela dit, cette étude très globale ne comporte pas d’indications sur les types de danse concernés, ni d’analyses qualitatives sur les facteurs explicatifs de la fréquentation des spectacles chorégraphiques ; la dernière investigation approfondie et détaillée du public des spectacles de danse a été conduite à la fin des années 1980 (Jean-Michel Guy et Dominique Jamet, Les Publics de la danse, Paris, La Documentation française, 1991). Ce manque de données permettant de comprendre en profondeur la dynamique, la composition et les caractéristiques des publics des différents types de danse entraîne une ambiguïté dans la perception qu’en ont les acteurs professionnels (artistes, acteurs publics, responsables des lieux de programmation). Les représentations de ces professionnels sont ambivalentes : d’un côté, ils ont conscience de la vitalité de la création chorégraphique contemporaine et ils manifestent une réelle conviction et une forme d’engagement pour en élargir l’audience ; de l’autre, ils mettent fréquemment en avant les obstacles et limites qu’ils rencontrent dans leur action. Ils évoquent, de façon récurrente depuis les années 1970, d’importantes lacunes dans la culture chorégraphique du grand public, en comparaison avec d’autres disciplines artistiques (les arts plastiques, la littérature, le théâtre ou le cinéma). Cette faible diffusion des connaissances théoriques et techniques sur la danse et son histoire entretient tout un ensemble de préjugés et de stéréotypes : une danse classique, univers de princes et de princesses reflétant l’imaginaire de fillettes en tutus ou bien, à l’inverse, une création chorégraphique contemporaine difficile d’accès, voire ennuyeuse, réservée à une élite. Les interrogations répétées sur le sens et le contenu de l’intitulé même de « danse contemporaine » illustrent bien la perplexité du grand public dans ce domaine. Dans la Nouvelle Histoire de la danse en Occident publiée en 2020 aux Éditions du Seuil, sous la direction de Laura Cappelle, le chapitre intitulé « Le contemporain : un questionnement pour la danse d’aujourd’hui » propose différentes pistes pour appréhender cette notion. Une tentative de définition des termes de danse contemporaine serait vaine et illusoire, puisqu’ils se réfèrent à une réalité de l’activité chorégraphique toujours en transformation dans l’espace et dans le temps.

    Dans cette optique, l’idée d’appréhender le contemporain à travers plusieurs champs de questionnement s’avère plus féconde. Ils peuvent se développer dans quatre principaux registres : les codes et vocabulaires constitutifs des multiples styles de danse ; le dépassement des frontières, non seulement sur le plan géographique mais aussi dans les relations que la danse tisse avec d’autres disciplines artistiques (la musique, le théâtre, les arts plastiques, le cirque, le cinéma) ; les évolutions possibles du rapport avec les spectateurs ; les différents supports et modalités d’expression de la mémoire de la danse. Le croisement de ces voies de recherche se traduit incontestablement par une grande diversité et richesse de l’offre chorégraphique. Selon la logique des politiques de démocratisation, il revient aussi aux pouvoirs publics et aux structures culturelles qui soutiennent la vitalité de cette offre d’en ouvrir l’accès au plus grand nombre et donc de mettre en œuvre une politique évitant que la réelle diversité des propositions artistiques ne se transforme en confusion dans l’esprit du grand public.

    Une telle politique implique de communiquer au corps social les connaissances et informations nécessaires pour se diriger dans les univers artistiques soutenus. Il s’agit d’une démarche de transmission de nature éducative qui concerne au premier chef les systèmes scolaire et universitaire, au sein desquels la présence de la danse serait à accroître. Certes, quelques lycées offrent des « options danse » facultatives et de nombreux projets portés par des structures culturelles sont conduits par des danseurs en milieu scolaire, mais l’écart demeure considérable entre les déclarations d’intention politiques et la réalité des moyens consacrés à l’éducation artistique et culturelle.

    Ouvrir sur l’extérieur

    Dans une même visée d’ouverture sur l’extérieur, les professionnels de la danse peuvent accroître encore la place accordée à d’autres destinataires dans leurs programmes d’action culturelle : les entreprises, le secteur médico-social, les établissements pénitentiaires, par exemple. En matière de diffusion, le développement de nouvelles formes de présentation de la danse dans l’espace public ou dans le cadre de partenariats avec d’autres structures culturelles (musées, médiathèques, lieux du patrimoine) constitue une réponse tout à fait pertinente aux limites des débouchés offerts par les réseaux de programmation (théâtres et festivals) et pourrait encore s’intensifier.
    Enfin, le bouleversement des pratiques dans le domaine des médias – déclin de la presse quotidienne en France et disparition récente de plusieurs magazines de danse – rend aujourd’hui indispensable une nouvelle réflexion en profondeur sur l’évolution de la critique chorégraphique, les nouvelles formes qu’elle pourrait prendre et les nouveaux canaux qu’elle pourrait emprunter. La réduction de l’espace consacré à la création chorégraphique contemporaine dans les médias traditionnels est en partie compensée par un essor de sa présence sur les médias numériques (Internet et réseaux sociaux), mais le caractère disparate des messages et une certaine surenchère dans la créativité et l’inventivité sur le plan formel contribuent souvent à entretenir le halo d’indétermination entourant la création chorégraphique contemporaine aux yeux du grand public. La réalisation de supports de communication rendant compte de façon plus cohérente et rigoureuse de la diversité et des spécificités des différentes approches de l’art chorégraphique pourrait constituer un chantier d’avenir pour le secteur chorégraphique. Un tel processus de vulgarisation, à la fois exigeant et ouvert au plus grand nombre, supposerait une réflexion conjointe au sein d’une communauté d’acteurs (compagnies, structures de programmation, institutions publiques), une collaboration accrue avec les représentants du monde des médias et une attention particulière portée à la nature et à la qualité des informations qui leur sont transmises. •

    Patrick Germain-Thomas est sociologue et enseigne à Paris III. Il a notamment conduit une étude socio-économique du secteur chorégraphique, La danse contemporaine, une révolution réussie ?, publiée aux éditions de l’Attribut, où il dirige la collection Culture Danse.
    0

    Le Panier est vide