NDD#81 – Identité graphique : l’esprit du lieu
Par Alexia Psarolis
Couleur ou noir et blanc, dessins ou photographies, écritures aux styles variés… Où que nous posions les yeux, le langage scripto-visuel nous entoure. La publicité l’a vite compris, il parle à notre insu, délivrant ses messages de façon subliminale. Affiches, brochures, dépliants, programmes saison, sites internet… la production imprimée s’est vue renforcée depuis les années 2000 par la communication numérique et, plus récemment, l’avènement des réseaux sociaux.
La hiérarchisation des éléments dans l’espace, le rapport des aires textuelles et visuelles, le choix des couleurs, des polices de caractères, des éléments de langage… autant d’éléments qui fonctionnent comme des marqueurs culturels. Toute situation de communication interactive met en jeu un système de représentations : l’émetteur (lieu culturel) se représente son public, qui, en parallèle, se fait une image du lieu à travers les signes extérieurs que celui-ci déploie. C’est donc sur ce jeu de représentations en miroir que se basent la création graphique et la communication.
Quelle production graphique pour quels publics
Par manque de moyens, le secteur culturel, contrairement au secteur marchand, fait l’économie d’analyses scientifiques de ses publics, qu’il se représente le plus souvent de façon empirique à l’exception, peut-être, d’institutions de grande taille. Comment, dans ce contexte, les agences de communication et de graphisme parviennent-elles à construire l’identité visuelle d’un lieu culturel ? Comment répondent-elles aux défis auxquels elles se trouvent confrontées : effets de mode, changements de direction, pluridisciplinarité d’un théâtre et ses différents publics, émergence dans un univers saturé de messages… En premier lieu, il y a l’échange. « Tout se joue sur la participation. Le client a beaucoup à nous apporter, explique Michel Debacker, de l’agence mpoint et concepteur de l’image du 140 à Bruxelles. Nous devons créer une image qui lui corresponde et nous nourrissons de ce qu’il veut communiquer. Le logo doit être reconnaissable, identifiable, associé à l’univers du lieu. Les couleurs de la saison donnent la ligne et prédominent. Au 140, le bleu nuit, la couleur de la saison passée et choisie avant la crise, va laisser place, cette année, à une tonalité plus lumineuse, en signe de renouveau, dans un élan enthousiaste pour contrebalancer la saison catastrophique passée. »
Pour le studio Piknik Graphic, en charge de la charte graphique du Théâtre de Namur, la question du destinataire se pose d’entrée de jeu. Comprendre la démarche, l’objectif et les publics, la fréquentation, les valeurs à communiquer qui doivent être présentes visuellement. Autant de paramètres que ce collectif de graphistes, qui a déjà travaillé dans la médiation, aborde tout naturellement. « Patrick Colpé, directeur du Théâtre de Namur pendant 23 ans (qui vient de quitter la direction du théâtre, ndlr), connaissait bien son public… et les faiblesses pour en atteindre de nouveaux, dans un contexte namurois différent de celui de Bruxelles. D’où l’importance donnée à la médiation au sein du théâtre. Les textes du programme saison ont été écrits par les équipes de communication et de médiation, en collaboration avec l’agence de copywriting Place publique, et retravaillés pour devenir intelligibles. Au travers de la brochure, le directeur et son équipe ne voulaient pas toucher le public de façon classique (présentation de l’auteur, du spectacle, du metteur en scène, des comédiens) mais via le thème de la pièce. Mise en exergue, une question ou une phrase vise à interpeller le spectateur en lui donnant une idée du sujet qui sera abordé dans le spectacle. »
Un logo, une direction
Changer le logo et l’identité graphique, c’est souvent l’une des premières choses auxquelles s’attelle une nouvelle direction à peine arrivée, une façon de marquer son territoire. Et un défi pour les graphistes. Comment faire perdurer dans le temps l’image d’un lieu ou d’une marque ? « Nous ne sommes pas décisionnaires dans ce cas, répond de concert l’équipe de Piknik Graphic. Contrairement au message publicitaire qui doit être vite vu, l’identité graphique s’inscrit dans un plus long terme. En fonction de la demande du client, nous pouvons faire table rase comme faire évoluer une identité déjà existante, dans le respect de ce qui a été fait. » De son côté, Michel Debacker renchérit : « Si l’on veut travailler dans le côté durable, le graphiste peut ‘lifter’ le logo mais pas le changer complètement. En revanche, il est difficile pour un graphiste d’entrer dans l’univers d’un autre si celui-ci n’adhère pas à l’univers existant. Le changement d’univers graphique, rappelle-t-il, peut être également lié au changement de graphiste qui a encore un droit sur son logo. » En prise directe avec son époque, le graphisme peut-il contourner les effets de mode ? « J’essaie de créer un logo qui puisse fonctionner 10 ans plus tard, en m’éloignant de typographies à la mode, et de lui donner ainsi sa chance d’avoir sa particularité ; je souhaite éviter ce piège à tout prix », ajoute-t-il.
Un lieu unique, des disciplines variées
Théâtre, danse, cirque, événements littéraires… comment rendre compte graphiquement de la diversité de programmation d’un lieu ? « Le Théâtre 140 est devenu ‘Le 140’ tout court, ce qui permet d’ouvrir et de ne pas se limiter à une seule discipline ; la dimension pluridisciplinaire est contenue dans la ‘baseline’ (slogan qui sert de signature à une marque, ndlr), indique Michel Debacker ». Pour le Théâtre de Namur, Piknik Graphic a fait évoluer le logo, déjà existant. La distinction entre les disciplines s’est faite, cette année, grâce à l’utilisation de couleurs distinctes pour chacune des brochures. « Le théâtre voulait quelque chose de vitaminé, de vivant. Chez Piknik, le travail de la couleur est un peu notre marque de fabrique. Et la couleur est tellement efficace, tous les papillons le savent bien !, s’enthousiasme Delphine de Ridder. Le programme saison met en interaction quatre éléments : la photographie, la couleur de fond, l’accroche et le format qui délimite le périmètre un peu comme une scène. »
Minimalisme et culture inclusive
Printemps, été ou hiver, la danse contemporaine ne s’habille pas en Prada. Visuels sombres aux lignes épurées, formes tapies dans l’obscurité, la tendance est au noir et à l’abstraction. Sites web à la navigation parfois confuse, difficulté à identifier les spectacles devenus de plus en plus hybrides, discours hermétiques relayés en cascade des dossiers de presse aux feuilles de salle, le graphisme concourt également à l’esprit d’un lieu culturel et de ses pratiques, perçu comme hospitalier pour certains, intimidant pour d’autres. « Nous ressentons cette potentielle ambiguïté entre le désir d’ouverture et le choix d’un graphisme minimaliste, concède Delphine De Ridder (Piknik Graphic), formée à l’ERG (Ecole de Recherche graphique, à Bruxelles) et enseignante en animation socio-culturelle à l’IHECS (Institut des Hautes Études des Communications sociales, ndlr). La différence, dans notre studio graphique, demeure notre attention accrue portée à la médiation. Des lignes graphiques ont été créées à des époques et nous avons encore tendance à aller vers cette perfection avec, pour modèle, le Bauhaus. Cette période emblématique du minimalisme avait pour mot d’ordre ‘less is more’, essayer de faire plus avec moins, d’ôter les fioritures… un style encore très suivi aujourd’hui, surtout dans le secteur culturel. »
L’exemple du Kunstenfestivaldesarts
« Less is more »… for more people ? pourrait-on ajouter, en parfait français. Les institutions culturelles portent de plus en plus ce discours inclusif dont la traduction graphique n’est pas toujours perceptible, voire située à l’antithèse. La question demeure : faut-il maintenir une cohérence entre le fond (discours inclusif, diversité de programmation) et la forme (univers graphique accessible) ? Le Kunstenfestivaldesarts (KFDA), festival international dédié aux arts de la scène, a collaboré pendant 12 ans avec les mêmes graphistes, sous la direction de Christophe Slagmulder. Les années 2019 et 2020 marquent un changement de graphistes, choisis sur appel d’offres. Six mois d’échanges, grands brainstormings sur comment communiquer dans la ville et véhiculer les valeurs du festival (éthiques, politiques)… Un chantier qui a permis de faire évoluer les visuels avec, pour fil rouge, « la recherche d’un projet graphique en accord avec la programmation du festival. La ligne graphique, exigeante, dans la mouvance de l’art contemporain, relève d’un choix de communiquer de façon cohérente sur le festival, de ne pas mentir au public », nous éclaire Johanne de Bie, responsable de la communication. Comment amplifier – ou non – le bruit avec des actions de communication dans une ville déjà saturée en termes d’informations ? »
À l’instar des foires d’art contemporain, le KFDA a longtemps privilégié une image minimaliste : affiche avec pour seule information un à-plat de couleur jaune (2006), voire totalement blanche (2016), ou encore un visuel constitué uniquement des dates du festival (2018). « De cette façon, c’est certain, nous nous adressons à un public confirmé, en contact avec le KFDA et qui va déjà au théâtre, concède la responsable de communication. En 2019, nous ne voulions pas nous limiter à ce public-là, d’où la création de deux visuels pour les affiches : une affiche blanche constituée d’un logo entouré de points, représentant les partenaires du festival, et une seconde version avec, en fond, la photo d’un corps en mouvement, dans le but de donner plus d’informations, de souligner qu’il s’agissait de performance. » Si les visuels développés par le KFDA demeurent sans doute hermétiques pour les non-initiés, l’attention portée au public et à son élargissement n’en est pas pour autant absente. Elle se manifeste par les actions de médiation visant à toucher les personnes qui vont peu ou pas au théâtre. « La diversité des spectateurs dépend également de la programmation, du lieu de spectacle et du type d’événement (spectacle, concert ou soirée festive). La communication n’est qu’un outil parmi d’autres », modère Johanne de Bie.
À chaque lieu, sa politique. Sa ligne graphique. Sa brochure. Son site web. Foisonnants ou épurés, intuitifs ou minimalistes, loin d’être de simples outils esthétiques, un regard suffit pour capter, consciemment ou non, le sens véhiculé par ces supports, le sens comme signifiant mais également comme direction. Que veut-on dire ? Où veut-on aller ? Pour qui et comment ? Comment rendre lisible ce qui est visible ? Des questions aussi basiques que les réponses sont complexes. Dans tous les cas, une réflexion dont on ne peut faire l’économie. •