NDD#75 Morale et politique du film musical
Par Alain Masson
Bien que Chantons sous la pluie ne cesse de susciter l’admiration, le chef d’œuvre de Gene Kelly et Stanley Donen passe pour un divertissement ingénieux et futile qui n’a d’autre mérite que l’humour avec lequel il raille les mœurs de Hollywood et le genre cinématographique où lui-même trouve place.
L’éblouissante vivacité du film aveugle-t-elle ses critiques ? Il commence par une satire vigoureuse de la « dignité », cette pose mensongère. La plupart des numéros musicaux prolongent cette attaque : l’un fait du comique la forme la plus désirable de tout spectacle ; un autre moque la prononciation élégante ; entre-temps, une déclaration d’amour n’a pu se passer de jeu et de fiction ; puis le héros, d’un geste, plaide l’innocence devant un policier après avoir pataugé avec exubérance ; dans le final, un jeune danseur doit abandonner une aventure érotique, vaincu par la froide arrogance d’un gangster. Au dénouement, un rideau s’ouvre et les spectateurs découvrent que c’est une jeune inconnue qui chante, et non la grande vedette « étoile éclatante au firmament du cinéma », comme disent les journaux, et toute la salle est hilare. On énoncera donc trois principes fondamentaux dans l’histoire du genre : la satisfaction du public justifie, dans cette société démocratique, les fantaisies les plus saugrenues ; le comique, la grâce des danses, le charme des voix s’imposent sans discussion à l’œil et à l’oreille ; la comédie musicale raille la singerie des grandeurs sociales, la sotte adhésion aux rituels, la gravité gourmée. Ces principes étant admis, les chansons et les danses ont le champ libre : ils affranchissent les corps de la prude censure ; l’extravagance est permise : les contraintes morales et économiques s’effacent dans de somptueux numéros outrageusement déshabillés, pourvu que l’approbation soit générale, dans la fiction et dans la foule des spectateurs.
Ces incartades défient les convenances, elles sont toutefois communes et n’ont rien de subversif. Elles contribuent beaucoup aux desseins et aux mérites du genre, depuis ses premiers pas. Leur fonction est de dépeindre et par là-même de soutenir une association qui ne soit fondée ni sur la citoyenneté, ni sur les religions, ni sur les communautés nationales, ni sur une hiérarchie sociale, mais sur l’émerveillement ou l’amusement devant les particularités les plus fantasques à condition qu’elles se donnent pour un spectacle. Les accents exotiques y prospèrent. Les étrangers y sont admis. La reconnaissance est en effet à la mesure de la capacité à favoriser ce partage de sociabilité : elle est restreinte pour les Africains-Américains, nulle pour les Indiens, dont les chants et les danses gardent leur fonction rituelle, inenvisageable pour les homosexuels, sous prétexte que leur union ne remédie pas à la plus grande différence, celle des sexes – bon nombre d’œuvres, y compris Chantons sous la pluie et West Side Story s’intéressent au passage des protagonistes d’un monde de garçons ou de filles à un couple traditionnel, l’amour symbolisant le lien fondamental.
Au début des années 1930, la comédie musicale fut souvent hospitalière à l’égard des immigrants, même clandestins, des chômeurs, des anciens combattants oubliés, en s’appuyant sur une vision unanimiste de la politique de Roosevelt, qui ordonnait les grands numéros de Busby Berkeley1. À la même époque, les pas de deux de Fred Astaire et Ginger Rogers proposent une version particulièrement délicate de l’alliance amoureuse, où le protagoniste met en valeur l’héroïne, qui partage son élégance romanesque. En 1961, West Side Story réunit adroitement tous les éléments principaux de ces représentations : avec une fougue débordante, une bande de jeunes parodie les lieux communs et les certitudes sentencieuses qu’applique l’examen institutionnel des « cas sociaux » ; plus tard, la retenue qui s’impose après un duel tragique s’exprime dans une pulsation énergique, parsemée d’éclats violents ; l’hostilité des Blancs aux Portoricains s’affirme dans les différences de rythme et de style chorégraphiques ; enfin, l’opposition entre le confort aux États-Unis et les traditions caraïbes est subordonnée à celle des garçons et des filles et passe ainsi pour naturelle. De la sorte, les formes propres au genre font admettre un dynamisme spontané, expression d’une singularité, vérité incontestable des personnages, que les schémas habituels ne peuvent ni saisir ni changer, mais qui conquiert à nos yeux sa légitimité. La force du film tient à ceci qu’il n’appelle pas la compassion, mais l’étonnement et le consentement. Plus on s’expose avec vivacité, plus on est accepté. Onze ans plus tard, Cabaret confirmera les vertus de la manifestation expansive : l’indécente agitation qui règne sur la scène du bouge propose une image de l’humanité plus riche et plus tolérante que la chorale sereine d’angéliques jouvenceaux, un recul de la caméra révélant qu’il s’agit des Jeunesses hitlériennes. Auteur du film, Bob Fosse avait chorégraphié en 1957 les joyeux ébats des travailleurs syndiqués dans Pique-nique en pyjama (George Abbott et Stanley Donen).
Le genre musical ne repose pourtant pas uniquement sur une pensée libérale et individualiste. C’est d’abord que la personne ne s’affranchit pas sans entrer dans une personnalité fictive qui la transforme. Le Chanteur de jazz en 1927 contait déjà la métamorphose d’un Juif en faux Noir. De plus, les groupes bien ordonnés, légions de girls, bataillons d’infanterie ou escouades de mondains en frac gardent le pas et le rythme avec une exactitude militaire ; l’uniforme de l’US Navy sied aux danseurs : l’effet d’ensemble se donne pour spontané, le chœur de figurants tout entier obéissant à sa règle immanente, éloignée de l’action du soliste ; la cabriole de chacun est identique à celle de tous les autres. Cette discipline sans chef est magnifique et troublante ; elle prouve que le spectacle est un labeur, les comédies musicales de coulisses l’ont assez répété : elle traduit une capacité d’intégration puissante et inquiétante, qui changent la maison, la famille, la troupe, la tradition du spectacle en refuges et en prisons. Elle exprime souvent un patriotisme forcé : pendant la Seconde Guerre mondiale, la comédie musicale a généreusement contribué aux efforts de propagande de Hollywood. Mais cette coordination infaillible contredit moins la fantaisie individuelle qu’elle ne la complète : elles n’excluent ni le jeu ni le caprice, elles ménagent les surprises et les extravagances, leur virtuosité défie la raison organisatrice, et l’appétit de liberté étant satisfait par ailleurs, chacun peut consentir de se soumettre à une loi commune, d’autant plus facilement qu’elle semblera émaner de ceux qui lui obéissent.
Il a fallu attendre Hair pour voir ce compromis contesté. Les films musicaux avaient certes opposé depuis longtemps les classes laborieuses à la classe de loisir dès La Vie en rose (Sunnyside Up, David Butler, 1929), et parfois avec virulence (Sur l’Avenue, Roy Del Ruth, 1937), parfois avec bienveillance (My Fair Lady, George Cukor, 1964). En 1979, avec Hair, Miloš Forman célèbre le combat des hippies contre les bourgeois, les interdits érotiques, la fidélité en amour, l’appétit sexuel et funeste avec lequel l’armée dévore les garçons, noirs ou blancs ; plus grave, un mode de vie absolument neuf permet d’échapper aux mœurs américaines : l’ère du Verseau commence. La même année, Bob Fosse, dans Que le spectacle commence (All That Jazz), congédie la monogamie, substitue au corps glorieux et invincible l’intoxication et l’infarctus, avant de ridiculiser la mort digne.
Au fil du temps, la comédie musicale a conservé son principe, tout en évitant les sujets polémiques des années 1940 aux années 1960 : il est nécessaire de magnifier les jeux où chacun s’affranchit de son rôle social contraint. Mais elle a aussi changé d’adversaires : le monde du luxe et de la corruption avant la guerre, et depuis une cinquantaine d’années la décence guindée qu’affecte de plus en plus la civilisation américaine. •