Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#75 De Broadway à Hollywood : Du populaire au spectaculaire

    Chantons sous la pluie réalisé par Gene Kelly et Stanley Donen, 1952

    Par Dick Tomasovic

    « Les règles ici, c’est qu’il n’y en a aucune » entend-on dire dans le célèbre film Grease réalisé par Randal Kleiser en 1978.

    La formule, lancée autour d’un affrontement clandestin de bolides customisés, vaut probablement aussi pour ce genre divertissant si particulier qu’est la comédie musicale. Et pourtant, les idées reçues à son sujet ne manquent pas : la comédie musicale serait un genre simple, très codifié et sans doute trop formaté, historiquement circonscrit. Née sur les scènes de Broadway, exportée au cinéma comme n’importe quel produit à succès, elle consiste en un spectacle amusant, typiquement américain, dansé et chanté, composé pour divertir les masses par ses scènes oniriques, son exotisme visuel un peu kitsch, ses compositions musicales rythmées aux mélodies immédiates et ses romances à l’eau de rose pour plaire aux masses. Rien de tout cela n’est totalement faux, mais rien non plus n’est vrai, tant le genre est en vérité difficile à circonscrire, historiquement, géographiquement et esthétiquement. Il n’y a pas eu une seule transition entre la scène et l’écran, mais bien de multiples passages fonctionnant sous la forme d’allers et retours entre le spectacle vivant et le cinéma. Le film de comédie musicale s’est développé de manière prodigieuse aux États-Unis, mais s’est également inscrit de manière remarquable dans le patrimoine cinématographique français, anglais, allemand, égyptien, russe, chinois et, bien sûr, de manière bien plus majeure encore, en Inde. Enfin, la comédie musicale n’a cessé de varier de forme et de régulièrement remettre en question ses publics cibles (peu définis), ses modes de production et ses traits définitoires, jusqu’à troquer la comédie pour la tragédie (Dancer in the Dark de Lars von Trier en 2000 pour ne citer que cet exemple-là). Elle n’en reste pas moins un genre universel et persistant.

    De la rue à l’écran

    Devenue le lieu culturel incontournable de Manhattan par le nombre élevé de théâtres musicaux qui s’y sont établis, la 42e rue (qui donnera son nom à l’un des plus célèbres films de comédie musicale, réalisé par Lloyd Bacon et Busby Berkeley en 1933) est d’abord un véritable carrefour populaire1 entre les migrants venus d’Irlande, d’Italie et d’Asie et une série de musiciens et d’auteurs, de paroliers et de compositeurs, qui se retrouvaient dans les quartiers adjacents à partir du milieu du XIXe siècle. Les inspirations se croisent, les traditions locales et européennes se mélangent, les musiques et les danses africaines-américaines sont intégrées et revisitées. Les futurs grands noms de la comédie musicale sont issus de cette diversité : Gene Kelly était d’origine irlandaise, Vincente Minnelli, italienne ; quant à George Gershwin, il a été l’un des grands réconciliateurs entre la culture juive, les inspirations européennes et la culture des Noirs américains. Les spectacles sont eux-mêmes hybrides, mêlant tours de chant et numéros de danse, saynètes comiques et « minstrels shows » (où des blancs grimés reprennent les pas et les chants des Noirs). Inspirées par les Folies Bergère parisiennes, les fameuses Follies de Florenz Ziegfeld sont des revues burlesques spectaculaires et somptueuses qui brassent joyeusement toutes ces cultures populaires de la nouvelle Amérique. Elles auront vu défiler, entre 1907 et 1931, nombre de futures stars de l’écran (Eddie Cantor, Paulette Goddard, Cyd Charisse…). Minnelli rendra hommage à ces spectacles éblouissants en 1945 avec un film non moins sensationnel : Ziegfeld Follies, qui réunira une pléiade de stars dont, pour la seule fois à l’écran, Gene Kelly et Fred Astaire. Peu à peu, les sketches sont mis en série. Une intrigue assure la liaison des numéros individuels et fusionne les pratiques du ballet, de la farce, de la revue et de la chanson par l’inventivité des orchestrations modernes. Sous l’influence, entre autres, du compositeur Jerome Kern2 (Show Boat, 1927), la comédie musicale se fait dramatique. Au même moment, Hollywood entame sa grande mue vers le cinéma sonorisé. La possibilité d’entendre les acteurs chanter, puis parler, devient un nouvel enjeu, initié par Sam Warner, qui produit le célèbre Jazz Singer en 1927 (réalisé par Alan Crosland et mettant en vedette l’artiste de music-hall Al Jolson), communément admis comme le premier long métrage sonore de l’histoire du cinéma et comme le manifeste inaugural de la comédie musicale cinématographique. Les studios d’Hollywood et les scènes de Broadway ne cesseront dès lors d’échanger leurs vedettes et leurs succès, leurs pratiques et leurs scénographies.

    Fred Astaire dans Mariage Royal réalisé par Stanley Donen, 1951
    Un art de la discontinuité

    Si la question centrale de la narration et de la mise en scène d’une comédie musicale est bien celle de la transition 3 (comment enchaîner les numéros spectaculaires, comment passer sans rupture d’un moment joué à un moment chanté, d’un geste interprété à un mouvement dansé, comment articuler l’onirique et le réalisme, ou, encore, comment conjuguer la sidération du regard si recherchée par les fulgurantes attractions visuelles chorégraphiques ou scénographiques4 et l’immersion auditive dans les compositions mélodiques) et, si chaque metteur en scène et chaque époque trouvent leurs propres solutions, les effets de discontinuité restent pourtant des traits fondamentaux de l’écriture de ces productions. Au cinéma, ces discontinuités participent d’abord à la constitution de sous-genres particuliers, tels que la comédie-spectacle (qui articule numéros scéniques et intrigues dans les coulisses d’un spectacle), la comédie-conte de fées et la comédie-folklore5 (qui combinent les scènes réalistes et les images fantasmatiques). Elles se retrouvent ensuite dans la structure même des films : le récit est entrecoupé d’une série de tableaux chantés et dansés qui empruntent une forme cinématographique très différente, qui n’est pas sans rappeler le modèle des fééries du cinéma des premiers temps ; les histoires recourent régulièrement à la mise en abyme, avec des comédies musicales enchâssées les unes dans les autres. Enfin, les discontinuités touchent le langage du cinéma lui-même. La comédie musicale ose la frontalité (un héritage direct de Broadway) et assume les ruptures du dispositif d’identification des spectateurs, les personnages s’adressant directement au public, brisant ainsi l’un des grands tabous du cinéma classique, qui est l’interdiction du regard à la caméra. De la même manière, l’intervention de la musique ne respectera aucune cohérence diégétique, les personnages chantant et dansant sur des musiques de fosse6 que seul le spectateur est censé entendre. Enfin, la splendeur des arrangements scénographiques et la virtuosité de certains mouvements d’appareil, tout comme la flamboyance des couleurs à l’écran, apparaissent comme autant de moments de suspension dans la conduite du récit, qu’il faut dès lors considérer comme un simple écrin destiné à mettre en lumière la scène dansée.

    L’évasion pour valeur

    Genre populaire par excellence, la comédie musicale, née dans les rues métissées (West Side Story de Robert Wise et Jerome Robbins sauront s’en souvenir en 1963), préservera un rapport direct à son public, prenant pour sujet de prédilection la péripétie sentimentale, la dureté de la vie (la crise économique sera très fréquemment évoquée tout au long des années 30 par exemple) et la nécessité de se voir brièvement soulagé des vicissitudes du quotidien grâce à la musique et à la danse, montrées comme de véritables moments d’évasion aussi salvateurs qu’enchanteurs. Les deux arts du mouvement que sont la danse et le cinéma doivent alors trouver leur rythme commun. La caméra devient un nouveau partenaire chorégraphique et le champ cinématographique, un nouvel espace de déploiement du geste. Les expériences sont aussi nombreuses que diverses. Le cinéaste Busby Berkeley proposera des scènes de danse réglées comme des parades militaires, remplies de girls aux jambes interminables et aux sourires irrésistibles, composant par leurs mouvements parfaitement synchronisés de stupéfiants kaléidoscopes fantasmatiques7. Fred Astaire et Ginger Rogers, cornaqués par le chorégraphe Hermes Pan, imposeront les nouvelles normes de l’élégance de la parade amoureuse (à la fois simple et virtuose, burlesque et romantique, désinvolte et racée8) avec, pour climax de leur tandem, les pas de deux de Top Hat filmés par la caméra aérienne et élastique de Mark Sandrich en 1935. Gene Kelly régénérera le ballet d’action en tissant son univers bondissant personnel autour des figures canoniques du jazz de Broadway et des « backstage musicals », de l’art de la pantomime et du ballet romantique, sous le regard bienveillant de George Balanchine9 et, parmi d’autres, de Stanley Donen, dont les cadrages très plastiques et expressifs renforceront les énergies dynamiques des performeurs.

    Chanteurs, danseurs, chorégraphes, compositeurs, réalisateurs et producteurs (dont le célèbre Arthur Freed, qui créera une unité spécialisée au sein de la MGM pour développer un imaginaire visuel fabuleux afin de magnifier des chorégraphies pensées comme des manifestations de joie extatiques) se relaieront au long des décennies du XXe siècle10, quoique plus sporadiquement, de manière inévitable, après la fin de l’âge d’or hollywoodien, pour continuer d’offrir aux spectateurs une certaine éthique esthétique de l’émerveillement et du divertissement, pensée comme une vertu, une forme de bien public. En somme, un spectaculaire au service du populaire11. Sur les scènes comme sur les écrans, « the show must go on ». •

    1.Pour une histoire culturelle détaillée du lieu, voir Anthony Bianco, Ghosts of 42nd Street: A History of America’s Most Infamous Block, New York, HarperCollins Books, 2004.
    2.Voir Didier C. Deutsch, Broadway, la comédie musicale américaine, Bègles, Le Castor Astral, 2017, p. 41-51.
    3. Michel Chion, La Comédie musicale, Paris, Cahiers du cinéma, 2002, p. 10.
    4. Sur l’attraction comme fondement de la comédie musicale, voir Viva Paci, La Comédie musicale et la double vie du cinéma, Udine / Paris, Forum / Aleas, 2011.
    5. Pour reprendre les catégories, perméables, de Rick ALTMAN, La Comédie musicale hollywoodienne, Armand Colin, Paris, 1992.
    6. C’est-à-dire des musiques perçues comme émanant d’un lieu et d’une source en dehors du temps et du lieu de l’action montrée à l’écran. Michel Chion, Un art sonore, le cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2003, p. 423.
    7. Le musical fait la part belle au corps mais la responsabilité du désir est laissée au spectateur, comme l’écrit très justement Alain Masson, Comédie musicale, Paris, Stock, 1981, p. 81.
    8. Dick Tomasovic, Kino-Tanz, l’art chorégraphique du cinéma, Paris, PUF, 2009, p. 89-93.
    9. Beth Genné, Dance Me a Song. Astaire, Balanchine, Kelly and the American Film Musical, Oxford University Press, 2018, p. 193-225.
    10. Pour un panorama illustré du genre, voir Patrick Brion, La Comédie musicale, Du Chanteur de jazz à Cabaret, Paris, Éditions de la Martinière, 1993.
    11. Sur cet aspect, on prolongera la réflexion en lisant Jane Feuer, Mythologies du film musical, Dijon, Les Presses du réel, 2016.
    Dick Tomasovic est professeur en Théories et pratiques du cinéma et des arts du spectacle à l’Université de Liège. Il intervient régulièrement en tant que chroniqueur culturel pour la radio-télévision publique belge. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Kino-Tanz, l’art chorégraphique du cinéma (PUF, 2009).
    0

    Your Cart is Empty