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    NDD#75 Danse jazz, un art du plaisir

    All that Jazz de Roy Sheider, 1979

    Par Alexia Psarolis

    Patricia Pascali vient de consacrer un (beau) livre à la danse jazz, dont l’évolution est intrinsèquement liée au développement de la comédie musicale. Rencontre avec l’auteure, artiste passionnée… et passionnante.

    Des murs tapissés de livres, danse classique, danse jazz, livres de danse pour enfants… Détrompez-vous, il ne s’agit pas d’un centre de documentation mais du bureau de la danseuse belge Patricia Pascali, qui vient de publier une somme impressionnante sur la danse jazz : 318 pages de textes et d’illustrations, correspondant à une vingtaine d’années de gestation, à un an et demi de relecture minutieuse en compagnie de l’équipe éditoriale (éd. Avant-Propos), et, surtout, à une vie de passion dédiée à la danse.

    Formée à la danse classique puis au modern jazz, notamment auprès de Monette Loza – qui l’a introduit en Belgique –, elle enseigne aujourd’hui le modern jazz, la barre à terre et le classique, tout en s’intéressant également à la poésie, à la création de masques, à l’aquarelle… Pour quelles raisons se lancer dans cette entreprise titanesque qu’est la rédaction d’un (beau) livre aussi documenté ? Comment ?

    Légitimer et transmettre

    À l’origine, il y a cette volonté de légitimer la danse modern jazz, qui, objet de bien peu d’études (à quelques exceptions près), souffre d’invisibilité. Un désir irrépressible de réparation et de transmission pour faire que « la danse modern jazz soit reconnue en tant que danse de création et ne serve plus de faire-valoir. Il y avait trop de lacunes, et j’ai entendu trop de bêtises sur la question », déplore l’auteure. Petit à petit, elle réunit documentation, articles, illustrations. Cherche des perles rares, traduit des textes de l’anglais, voyage, consulte différents fonds (Opéra de Paris, CND à Pantin, ULB, Contredanse à Bruxelles…). Et se jette, à corps perdu, dans une aventure de longue haleine : l’écriture. « Je voulais que le jazz ait son livre d’art, un livre avec des illustrations, qui ait du pep », lance-t-elle avec détermination. Et prouver que la danse jazz a un répertoire. » Pour l’auteure, il était important de révéler les connections entre les différents langages artistiques liés au jazz, dont danse et musique sont indissociables. Et, de toute évidence, faire connaître le contexte social et politique dans lequel cette danse s’enracine.

    Racines africaines

    C’est en Afrique que cet art puise ses sources. Au XVIIe siècle, les Noirs victimes de razzias sont expédiés vers le Nouveau Monde, où ils sont revendus comme esclaves. Sur les bateaux qui les mènent vers l’Amérique coloniale, ils chantent et dansent sous la menace du fouet, pour éviter de s’ankyloser. Au XIXe siècle, les esclaves noirs chantent leur vécu dans les plantations, favorisant la transmission orale de leur culture. Durant leurs rares moments de détente, ils sont autorisés à danser, éveillant la curiosité des planteurs blancs. À l’abolition de l’esclavage, les negro spirituals (chants d’expression religieuse) puis le gospel se répandent, imprégnés de la vie quotidienne, auxquels succèdera un nouveau genre musical : le blues. « Ces chants de survivants ont sensibilisé divers artistes noirs, qui ont utilisé l’héritage musical dont eux-mêmes sont issus. » Le chorégraphe Alvin Ailey, qui créera Blues Suite en 1958, affirmait : « La danse est pour tout le monde. Elle émane du peuple. Elle devrait toujours lui être rendue. » Au début du XXe siècle, une nouvelle forme musicale voit le jour, troisième source d’inspiration du jazz : le ragtime, inspiré de musiques occidentales et africaines qui incite à la danse par ses rythmes endiablés. Les danseuses-chorégraphes Anna Sokolow dans les années 1950, Twyla Tharp dans les années 1970-80 ou encore Martha Graham s’en inspireront. Le ragtime gagne également le vieux continent. Le minstrel show et la danse du cake-walk1 signent l’entrée du jazz sur les pistes de danse et sur les scènes théâtrales.

    Une danse d’émotion

    À l’aube du XXe siècle, ce qu’on nomme « jazz » naît à La Nouvelle-Orléans. Cette musique syncopée et rythmée reste indissociable de la danse. De la Nouvelle Orléans, le jazz se déplace à Chicago, en pleine prohibition, dont l’atmosphère se reflète aussi bien sur scène qu’à l’écran (avec, notamment, la pièce et film Chicago), avant de migrer à New York, qui lui offre de nouvelles scènes avec des clubs aussi célèbres que le Cotton Club ou le Savoy Ballroom. Cette fusion de danses africaines et américaines traverse l’Atlantique pour débarquer en Europe, où elle inspire de nombreux artistes.

    La danse modern jazz s’est développée à la fin des années 1950. Sur notre continent c’est pendant les années 1970 qu’elle se concrétise. Les pionniers s’appellent Katherine Dunham et Jack Cole. Danse et musique continuent d’avancer de concert, inséparables. « Ce qui m’a très vite intéressée, souligne Patricia Pascali, c’est de montrer qu’un art peut se faire l’écho d’un autre ; pour moi, la danse jazz forme un tout. En danse classique, on danse pour montrer. En danse modern jazz, on danse pour dire, c’est une danse de message et d’émotion. Il existe autant de personnalités que de styles ; chacun fait école, avec son feeling, contrairement à la danse classique qui a développé trois écoles : la française, la russe et l’américaine. » En résumé, le jazz est accessible, le jazz divertit (au sens noble du terme), le jazz est plaisir. Et, « le plaisir, c’est la vie » s’exclame celle dont l’énergie et l’enthousiasme semblent inextinguibles.

    Jazz et comédies musicales

    L’histoire de la danse noire américaine a tissé des liens profonds avec la danse modern jazz. L’évolution de cette dernière est également inhérente au développement de la comédie musicale. Dépréciée, selon l’auteure, « c’est toutefois dans le contexte de la comédie musicale que la danse modern jazz a été le moins méprisée ». Alliant danse, chant et musique, ce genre qui émerge véritablement dans les années 1930 est un spectacle total dont Jack Cole, Bob Fosse, Michael Bennett et Jerome Robbins sont les fidèles représentants.

    Billets en poche pour assister bientôt à Cats2 à Forest National (Bruxelles), Patricia Pascali note le regain d’intérêt pour la comédie musicale au théâtre comme au cinéma et dans les cours de danse jazz. Elle regrette cependant que des danseurs avérés tels que Gene Kelly et Fred Astaire aient laissé place à des acteurs, non danseurs de formation. « Même pour des publicités, on ne prend pas de danseurs, cela m’a toujours fâchée. C’est pourquoi j’ai adoré The Turning Point (1977, mis en scène par Herbert Ross), interprété par le danseur Barychnikov. »

    Embrassant 400 ans d’histoire, ce livre sur la danse modern jazz, « accouché à coups de forceps », revêt des allures encyclopédiques. À travers une riche et belle iconographie, il met en lumière cette danse métissée et sensuelle dont la créativité a généré de multiples styles et un véritable répertoire. Qui oserait encore en douter ? •

    1. Dans le sud des États-Unis, les esclaves, durant leur jour de repos, s’amusaient à caricaturer la gestuelle des Blancs et leurs manières de danser. Parfois, les colons assistaient à ces rendez-vous et récompensaient les meilleurs danseurs par un gâteau, d’où le nom de cake-walk (« marche du gâteau ») donné à ce type de danse syncopée, en forme de marche.
    2. Grand classique de la comédie musicale, avec la musique d’Andrew Lloyd Webber et les chorégraphies de Gillian Lynne, dont la première a eu lieu à Londres en 1981.
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