NDD#75 Inspirations contemporaines
Par Wilson Lepersonnic
Injustement snobée et critiquée pour son côté « mainstream » et grand public, la comédie musicale entretient des rapports parfois très élastiques avec la danse contemporaine. Loin des grosses productions américaines et de la démesure de l’industrie de « l’entertainment », une poignée de chorégraphes usent, exploitent, interrogent, détournent et viennent réinvestir les codes de la comédie musicale.
Maître du genre, Mark Tompkins a régulièrement puisé dans les stratégies et l’imaginaire du music-hall et de la comédie musicale pour la conception de ses pièces. Le chorégraphe n’oublie pas ses premières inspirations : « J’ai toujours aimé les comédies musicales. Lorsque j’étais enfant, je refaisais mes propres versions de My Fair Lady dans ma chambre… Vers 15 ans, je me souviens être monté sur scène à la fin du spectacle Hair, lorsque le public est invité à venir danser pour le grand final. À cette époque je rêvais de faire carrière à Broadway, mais lorsque j’y suis arrivé, j’ai vite déchanté, c’était un monde agressif et très compétitif. J’ai abandonné. Chanter, danser… J’ai fini par faire tout ça, mais différemment. »
D’origine américaine, le chorégraphe déplore la différence d’appréciation du genre de la comédie musicale entre l’Europe et les États-Unis : « C’est vraiment une tradition anglophone, en France la comédie musicale a toujours été déconsidérée… ». Co-écrit par Mark Tompkins et Mathieu Grenier, Showtime (2013), réinvestit les codes et les images propres à “l’entertainment”. La musique et les chansons sont le fil rouge de la dramaturgie, tandis que la chorégraphie abonde de références pop : « Dans les grandes comédies musicales, les musiques et les chansons tiennent parfois une place plus importante que la danse… Alors qu’en danse contemporaine, si beaucoup de chorégraphes travaillent avec la voix, peu s’intéressent réellement aux chansons. »
Des corps chantants
De nombreux chorégraphes font aujourd’hui chanter et danser leurs interprètes, brouillant les frontières entre le concert et le spectacle de danse. En témoignent les dernières créations de Marco Berrettini (iFeel3, My Soul is my Visa, etc.) : « Ces dernières années, j’ai donné la priorité au chant et à la musique live, préserver cette jouissance de chanter sur scène, et d’entendre chaque soir un son légèrement différent, dû au live. Il faut dire qu’après tant d’années d’activité chorégraphique, j’en avais un peu ras-le-bol de la musique préenregistrée. Les bandes-son figent la dramaturgie, ne permettent que peu d’écart avec la chorégraphie telle qu’elle a été écrite initialement. »
« Il ne suffit cependant pas de faire chanter des danseurs pour obtenir une comédie musicale », remarque Marco Berrettini. La définition possible du genre « comédie musicale » s’avère donc être beaucoup plus complexe qu’au premier abord : « La comédie musicale est un terme qui ne couvre plus seulement l’époque de Ziegfeld Follies, les films Gene Kelly et Fred Astaire, West Side Story et les autres films de l’après-guerre… ». Une définition d’autant plus fluctuante lorsqu’il s’agit d’un spectacle de danse contemporaine : « Il me serait difficile de dire si The Show Must Go On de Jérôme Bel est ou n’est pas une comédie musicale, car la dramaturgie est entièrement dictée par la musique, même si on n’y chante pratiquement pas. La comédie musicale c’est aussi un imaginaire, un archétype. Il y a peut-être des pièces où seraient réunis tous les éléments conceptuels de la comédie musicale, mais pourtant elles n’en seraient pas tout à fait. »
Le cabaret, forme sœur de la comédie musicale, tient aussi une place singulière dans le paysage chorégraphique, comme peut en attester le coup de projecteur sur la troupe de Madame Arthur, aussi bien programmée dans le IN du Festival d’Avignon (La nuit sans retour) qu’au Centre national de la danse. Son ancien directeur artistique Jérôme Marin, alias Monsieur K, évolue entre le monde de la danse et du cabaret depuis le début des années 2000. « Que ce soit le music-hall, la comédie musicale ou le cabaret… il y a beaucoup de fantasmes inassouvis de la part des artistes dans le spectacle vivant ! » constate-t-il, en témoignent les nombreux chorégraphes et danseurs invités à pousser la chansonnette avec le reste de la troupe (Olivier Normand, Olivier Py, Daniel Larrieu ou encore François Chaignaud). Même si la danse contemporaine semble être « une des clefs vers une nouvelle écriture de ce genre », le cabarettiste confirme qu’un long chemin reste encore à parcourir : « En France, on séquence les apprentissages, on fait rentrer les disciplines artistiques dans des boîtes. »
Gratter sous le vernis
Alors que la comédie musicale semble aujourd’hui connaître un véritable regain de popularité au cinéma, le chorégraphe Sylvain Groud atteste de la déconsidération du genre dans le milieu chorégraphique contemporain : « Je pense personnellement que la comédie musicale souffre d’une renommée de légèreté. Pour la plupart des professionnels, le spectacle de danse contemporaine aspire à la réflexion, cherche à offrir une autre vision du monde, un regard critique, un sujet de société. Contrairement à la comédie musicale, qui, la plus grande partie du temps, est créée pour divertir. » Dans le cadre de l’exposition Comédies musicales, la Philharmonie de Paris lui a commandé la saison dernière une production participative et inclusive jouant avec les codes des standards de Broadway. Associant plus de 80 amateurs, un orchestre et des danseurs professionnels, son spectacle Let’s Move! puise dans l’énergie, la ferveur communicative et festive des chorégraphies de groupe : « Je me suis approprié cet imaginaire collectif et multigénérationnel. C’était l’opportunité de revisiter les canons du genre en m’emparant de ses particularités : l’énergie de la foule en liesse générée par des chansons connues de tous, le goût du costume, la présence des tableaux pétillants, tous les ingrédients afin de mieux profiter d’un objet fédérateur et enjoué ! »
A contrario, Yan Duyvendak vient quant à lui dérégler les systèmes esthétiques en jeu dans la tradition de la comédie musicale en renversant cet imaginaire flamboyant et accrocheur. Son spectacle Sound of Music créé en 2015 opère un décalage entre la gravité du récit et sa mise en scène édulcorée. Avec la complicité du chorégraphe Olivier Dubois et de l’écrivain Christophe Fiat, le performeur désamorce tout lien entre le genre de la comédie musicale et le divertissement, l’amusement, et la supposée légèreté du synopsis. Cette fresque pop, kitsch et enjouée pour une quarantaine de danseurs aborde cette fois les questions des crises politiques, de la COP21 et du réchauffement climatique : « La comédie musicale est en soi une grosse machine, je voulais mettre la forme d’art la plus légère que je connaisse au service de cette question. Nous avons repris tous les éléments constitutifs de la comédie musicale, en frictionnant les codes depuis l’intérieur. »
Entre rejet et fascination
Bien que la comédie musicale fasse toujours recette auprès du grand public, un désintérêt notoire semble persister du côté de la danse contemporaine. Difficile pourtant de saisir exactement les raisons de ce rejet. « Je crois que la comédie musicale souffre de son propre cliché : un spectacle populaire de divertissement. Ce cliché vient de son histoire et de son âge d’or : la naissance de la comédie musicale est liée à la nécessité d’offrir aux foules une échappatoire à la première Guerre puis à la Grande Dépression », remarque Yan Duyvendak. Coutumier du genre, le chorégraphe Thomas Hauert porte un regard critique sur sa propre famille artistique : « La comédie musicale a mauvaise réputation car c’est populaire. Mais je crois que j’ai plaisir à m’associer à ce genre-là car la danse contemporaine – le high art – se prend beaucoup trop au sérieux. »
Depuis la fin des années 90, les rapports entre musique et danse, corps et voix, sont des leitmotivs dans l’œuvre de Thomas Hauert, comme par exemple dans Walking Oscar, créé en 2006 en collaboration avec l’écrivain Oscar van den Boogaard. Bien que la pièce soit estampillée « comédie musicale » dans les éléments de communication de la compagnie et des théâtres, le chorégraphe se défend toujours de vouloir figer une définition du genre : « Je ne veux pas me préoccuper de la position de cette forme dans le paysage culturel. Ça ne m’intéresse pas de savoir ce qui fait comédie musicale ou pas, ni de faire un travail analytique du genre. Je m’en fous des règles et des a priori. »
Si l’histoire de la danse se compose bien d’une succession de ruptures, d’allers-retours, de révolutions et de renversements, la comédie musicale a grandement participé à son écriture. « Après la Seconde Guerre mondiale, la danse moderne américaine était beaucoup trop conceptuelle et abstraite pour se rapprocher de ce genre soi-disant populaire. (…) La danse contemporaine, comme n’importe quel nouveau style, a probablement eu besoin dans un premier temps, comme tout bon enfant, de « tuer » ses propres parents, de prendre ses distances », observe Marco Berrettini.
Bien que ces chorégraphes aient tous une manière différente de s’approprier le genre de la comédie musicale, ces artistes appartiennent à une même génération nostalgique qui a construit son regard et sa culture chorégraphique devant la télévision : « J’ai découvert les comédies musicales bien avant de découvrir des spectacles de danse contemporaine. À la télé on voyait My Fair Lady, West Side Story, Chorus Line, se souvient Marco Berrettini. Le suisse Thomas Hauert confie également cette profonde tendresse envers le genre de la comédie musicale : « J’ai découvert la danse à la télévision, devant Fame, Hair, ou encore Holiday on Ice… Quand j’étais plus jeune j’avais une fascination pour les comédies musicales… Avec du recul, on peut d’ailleurs voir un côté queer assez subversif dans les comédies musicales de cette époque. »
Le rêve américain
Si la comédie musicale semble être le parent pauvre de la danse en Europe, elle reste cependant très populaire aux États-Unis et génère chaque année plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaires. Connu du grand public pour ses spectacles burlesques et exubérants, le chorégraphe Philippe Decouflé a été le premier Français à signer une superproduction à Broadway. Créé spécialement pour le Cirque du Soleil au printemps 2016, le blockbuster Paramour avait tout pour faire salle comble pendant de nombreuses saisons mais le projet se solda par un échec financier et fut déprogrammé seulement un an après sa création. Même si ses échappées outre-Atlantique demeurent exceptionnelles, Broadway continue de prospecter les grands noms de la scène européenne. Annoncée pour l’hiver 2020, une nouvelle production du grand classique West Side Story a été commandée aux belges Ivo van Hove et Anne Teresa De Keersmaeker : l’affiche a de quoi séduire même les plus réfractaires. •