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    NDD#71 « Il faut investir largement, sur du long terme »

    Stroke de Louise Michel Jackson et Ben Fury © Leif Firnhaber

    Échange avec Sandrine Mathevon | Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Comment le hip-hop a-t-il émergé dans le cadre institutionnel en Belgique francophone ?

    Le mouvement hip-hop a plus de 40 ans en Belgique comme ailleurs. Alain Lapiower, directeur de l’association Lezarts urbains, Philippe Grombeer, alors directeur des Halles de Schaerbeek, Marcel De Munnynck, l’un des anciens directeurs du Centre culturel Jacques Franck, ont accompagné l’émergence de ce mouvement dans le cadre institutionnel francophone. Ce sont eux qui ont donné la première impulsion. Je fais partie de la génération qui a suivi et qui a bénéficié de tout ce qu’ils avaient mis en place. Alain avait placé les cultures populaires au cœur des institutions et du Jacques Franck, un des premiers lieux à avoir ouvert la porte aux cultures urbaines au sens large (danse, graff, musique…). Nous avons permis de coproduire la première création du danseur b-boy Saïd Ouadrassi – repéré par Alain et Lezarts urbains –, de le soutenir et de l’accompagner vers une forme écrite, avec une dramaturgie, un contenu qui sort du battle (deux à trois années de travail et l’aboutissement en 2001). Ce fut un véritable succès, la salle était comble pendant plusieurs jours d’affilée. À cette époque en Belgique francophone, les créations de spectacles hip-hop stricto sensu n’existaient pas sur les scènes, au contraire de la France.

    Quels lieux culturels ont-ils dès le début donner une place à la culture hip-hop ?

    Le Jacques Franck a accompagné la plupart des projets de création hip-hop en coproduction et/ou préachat. Cette implication se joue à différents niveaux : le lieu, le budget, la technique, les personnes investies telles que David Coppe, régisseur au ccJF et créateur lumières… Le Théâtre de Namur est un endroit central où Jean-Michel Frère travaille depuis plus de 25 ans avec des danseurs hip-hop et où il crée avec sa Compagnie (Cie Victor B) des spectacles au croisement de différentes disciplines. Il a aussi très tôt participé à la programmation de spectacles achetés à l’étranger, de bonne facture avec les meilleurs crews en Europe. Par exemple, Les Pokemon Crew, un des crews les plus primés au monde dans les battles, s’y sont produits en novembre pour deux dates, alors qu’à Bobigny (près de Paris), ils sont à l’affiche durant trois semaines. À la Maison Folie de Mons, héritière de la Maison Folie telle qu’elle existe à Lille, Anne André a eu l’intelligence de mélanger une programmation professionnelle à l’accueil d’initiatives locales comme l’organisation de battles. Elle permet à des organisateurs de sa région d’investir la Maison Folie en leur donnant carte blanche, en ouvrant le lieu à toutes les formes. Dans les années 90, Philippe Grombeer à la tête des Halles de Schaerbeek avait inscrit les cultures hip-hop dans sa programmation. Vincent Thirion, alors au Botanique, ou encore Jo Dekmine, au théâtre 140, ont également donné à voir cette culture.

    Quelle évolution observez-vous ? Les programmateurs restent-ils frileux ?

    Je dirais plus que cela, il existe une forme d’ignorance et d’indifférence. En plus des lieux déjà cités, certains centres culturels de moyenne importance (comme le Jacques Franck) osent l’ouverture, à Chênée, par exemple, ou au Centre culturel de La Louvière aujourd’hui dirigé par Vincent Thirion, connaisseur de la scène hip-hop depuis 30 ans. Cela étant dit, les préjugés demeurent et le hip-hop reste réduit à des clichés, associé à la violence. La peur et le manque de connaissance constituent un frein. Peut-être que certains lieux soutenant une création pointue ont également peur de voir leur image ternie en s’ouvrant au hip-hop.

    Par ailleurs, sur la scène belge, très peu de spectacles professionnels tiennent 50 minutes, format nécessaire pour composer une soirée. Les battles regorgent de danseurs belges d’excellent niveau mais qui ne désirent pas se diriger vers des formes écrites. En 17 ans, l’évolution se fait très lentement, les productions « made in Fédération Wallonie-Bruxelles » demeurent peu nombreuses. Il est nécessaire d’avoir une intelligence de programmation comme au Centre culturel de La Louvière, qui proposera des soirées composées ou des week-ends avec des productions belges intéressantes, en devenir, et faire le pari de programmer des spectacles venant des Pays-Bas, d’Angleterre, d’Allemagne ou de France, afin d’éduquer le public ou lui donner envie. Au Jacques Franck, je n’en ai pas les moyens financiers : mon budget danse à l’année s’élève à 18 600 euros. Les subsides des scènes chorégraphiques émanant de la COCOF me permettent de faire uniquement du préachat et non de la coproduction (ou l’achat de pièces déjà visionnées), contrairement aux grosses structures et aux centres culturels régionaux, dotés de budgets bien supérieurs. Je constate que cette frilosité d’il y a 20 ans est toujours présente aujourd’hui. L’ignorance et le cloisonnement sont aussi dans le chef des danseurs. Je regrette que les danseurs contemporains de 30-40 ans aient rarement la curiosité d’aller voir des spectacles hip-hop. Je note cependant que ce cloisonnement est moins important dans la génération des 20 ans.

    Vous êtes également présidente du Conseil de la Danse. Comment les dossiers d’aide à la création hip-hop sont-ils appréciés ?

    Comme je l’ai déjà souligné, très peu de chorégraphes hip-hop cheminent vers la création et sont amenés à demander une aide. Saïd Ouadrassi, Yassin Mrabtifi, Julien Carlier, Milan Emmanuel, les frères Pedros, Eliane Nsanze, les sœurs Mybalés et quelques rares autres sont les seuls jusqu’à présent à avoir déposé un dossier. Ils sont parvenus à le structurer avec le temps et du soutien. Lezarts urbains et Iles asbl proposent une aide à la diffusion et à la production ainsi que des formations. Nous sommes malheureusement dans une société où l’écrit est excluant. Auparavant, les danseurs qui quittaient l’école tôt avec un faible niveau d’expression écrite étaient déjà exclus du système pour constituer un dossier recevable, lisible et compréhensible par les membres d’une commission. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Certains artistes de la génération de Julien Carlier ou d’Eliane Nsanze ont suivi des études supérieures et appréhendent différemment la structuration d’un dossier. La volonté de les soutenir, de les aider, de les accompagner est présente mais, par souci d’équité, les dossiers sont appréciés avec les mêmes critères que ceux des autres artistes.

    Quelles mesures politiques permettraient le développement de la création hip-hop ?

    La Fédération Wallonie-Bruxelles et la Cocof soutiennent des projets pilotes. Nous n’avons pas les moyens de nos ambitions et peut-être faudrait-il un acte politique fort, un lieu dédié à la danse hip-hop avec des moyens affectés à l’achat de spectacles, à la coproduction, à l’accompagnement. Le FLOW à Lille, partenaire sur cette édition du Tremplin, est une structure municipale soutenue par la Ville de Lille avec une mission d’accompagnement aux cultures urbaines au sens large, où la danse a sa place. Le lieu renferme un studio son pour le rap, un mur pour le graff, un plateau, une salle, des gradins amovibles… En Belgique francophone, chacun fait ce qu’il peut dans sa région mais nous n’avons pas de moyens conséquents. Il faut investir largement, sur du long terme. Nos propositions financières sont trop faibles, les projets, trop peu ambitieux et un accompagnement professionnel, pas assez solide comparativement aux grosses productions à l’étranger (avec tous les métiers scéniques qui entourent une création). Il faudrait oser parier sur deux-trois lieux qui fonctionneraient en réseau, dotés des moyens nécessaires. Annie Bozzini, aujourd’hui à la tête de Charleroi danse, est ouverte à ces danses. Du fait de son parcours, j’ai l’intime conviction que les danses urbaines seront inscrites dans son programme.

    Soyons curieux les uns des autres, patients, indulgents. Nous devrions trouver différents paliers pour donner à voir ce qui est présentable, faire en sorte que les programmateurs achètent des spectacles hip-hop à mettre au cœur de leur programmation, que s’opèrent un nivellement vers le haut et une valorisation de ces cultures au sein de notre Communauté. •

    Sandrine Mathevon est directrice du Jacques Franck, Centre culturel de Saint-Gilles, programmatrice danse et présidente du Conseil de l’Art de la danse.
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