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    NDD#71 Danseurs hybrides

    Déja-vu © Julien Carlier
    Par Alexia Psarolis
    Éliane Nsanze. Julien Carlier. Deux danseurs-chorégraphes qui refusent de s’inscrire dans une mouvance unique. Hip-hop ? Contemporain ? L’entre-deux est leur endroit de prédilection, une zone sans étiquette ni cloison, où la seule revendication est celle de l’hybridité.

    C’est à l’adolescence que tous deux découvrent la danse. Eliane Nsanze fréquente la Maison de la Culture de Tournai, où elle suit les cours de classique, de jazz, de hip-hop… Julien Carlier danse dans la rue, dans les gares, dans une salle rue Malibran, à Bruxelles. « Mon besoin d’expression partait d’un sentiment de différence, explique-t-il. » Une façon pour lui de trouver sa voie, sans passer par les canaux conventionnels. « La pratique du breakdance permet de se construire par rapport à ses forces et à ses faiblesses ». Le hip-hop lui donne un sentiment de liberté et l’aspect communautaire de la pratique exerce sur le jeune homme une forte attraction. « Il s’agit d’un milieu avec des codes précis dans lesquels on peut vite être intégré et qu’on peut également vite s’approprier. Le “battle” est un défouloir, une forme très personnelle qui passe par le collectif de manière atypique », résume-t-il. « Des hommes se rencontrent, et, au lieu de se taper dessus, ils dansent l’un en face de l’autre ; ils communiquent de cette façon frontale. Quand un danseur fait la démonstration de son style aux autres, il montre qui il est ; il s’agit d’une affirmation identitaire, d’un besoin d’exister », complète Éliane. Elle qui s’est retrouvée dans des groupes de danseurs exclusivement masculins témoigne de la difficulté de trouver sa juste place en tant que fille. « Soit on me protégeait, soit je me faisais “lyncher”. Nous ne pouvons pas parler d’égalité. D’ailleurs, nos langages sont différents selon moi, hommes et femmes restant complémentaires. »

    Puis, l’heure des études sonne. Julien Carlier se forme à la kinésithérapie, Éliane Nsanze cède à la pression maternelle, s’inscrit à l’ULB et obtient un Master en études européennes. En parallèle, elle ne cesse de danser, notamment avec cinq danseurs hip-hop (dont Saho et Grégory Delanney), et s’entraîne avec eux dans le garage de l’un d’eux, à Laeken. Le groupe est alors approché par Lezarts urbains pour concevoir une création ; ce sera Streetwalker, de la Compagnie Full Effects, présentée au Centre culturel Jacques Franck en 2005. En 2012, c’est le déclic. Elle participe à l’émission télévisée So You Think You Can Dance, enchaîne compétitions, tournées… et obtient les cachets indispensables pour accéder au statut d’artiste. Elle tourne alors définitivement le dos au Parlement européen, aux antipodes de ses aspirations créatives et peut se consacrer pleinement à ce qui la meut depuis toujours : la danse.

    Vers la création

    Comme une évidence, Éliane et Julien intègrent ensuite l’unique formation en Belgique destinée aux danseurs hip-hop. « J’avais commencé à travailler comme kinésithérapeute puis j’ai arrêté pour suivre la formation “Tremplin hip-hop” ; j’avais envie de découvrir le milieu de la création, se souvient Julien. À l’époque où j’ai suivi le “Tremplin”, j’avais déjà créé la compagnie No Way Back avec Milan Emmanuel, mais je ressentais le besoin de rencontrer d’autres personnes, de partager leur parcours. » Julien et Éliane suivent alors les trois années de cours, tel un parcours initiatique. Et portent rétrospectivement sur elles un regard très positif, celles-ci ayant apporté aux deux danseurs  des outils, un bon accompagnement, leur permettant de comprendre comment les éléments scéniques communiquent entre eux. La formation, bien nommée, a constitué un véritable tremplin pour les deux artistes qui se sont immergés dans la création, développant leur propre langage.

    Sortir des cases

    Julien Carlier évolue dans le monde de la création, entre hip-hop (« mon ADN ») et danse contemporaine. « La manière de danser d’un danseur hip-hop et celle d’un danseur contemporain sont différentes, tout comme la conception de ce que représente danser. Pour moi, il s’agit de comprendre où je suis pour, après, casser les frontières et les codes. Mon parcours a toujours consisté à employer ma base à moi, le breakdance et d’autres influences et expérimentations qui s’y mêlent. Je danse une forme transformée qui vient de là. Je suis encore occupé à sonder où se place mon travail, je me situe dans quelque chose d’hybride. J’aime bien cet entre-deux mais il pose problème au niveau de la diffusion : à qui mes spectacles s’adressent-ils, à quelle catégorie appartiennent-ils ? »

    Même questionnement pour Éliane Nsanze, qui vient de signer sa première pièce, autobiographique, J’ai ressenti très fort le besoin de repartir, une création hybride conjuguant hip-hop, contemporain, jazz « parce que c’est moi, revendique-t-elle. Les danseurs hip-hop ne m’ont jamais considérée comme faisant partie du mouvement (“elle danse comme une blanche”, déploraient-ils). Je me qualifie danseuse “contemporaine” parce que c’est le terme le plus englobant selon moi. » Son parcours et sa danse se sont construits par entrelacement et restent à son image, métisse.  « J’ai toujours été dans l’entre-deux : en Afrique, on m’appelle “la blanche”, et ici, en Belgique, personne ne dira jamais que je suis blanche. »

    De la salle à la scène

    Le passage de l’espace public ou de la salle à la scène fait naître une multitude de questions et de réactions. Car découvrir un spectacle étiqueté « hip-hop » sur la scène frontale d’un théâtre n’est pas un pari gagné d’avance. La scène est une promesse, induit des attentes, notamment en termes d’écriture et de composition. Éliane Nsanze l’affirme sans détour : « Pour moi, une fois que la danse hip-hop arrive sur scène, elle est dénaturée. Le hip-hop sur scène ne me raconte rien. Je peux aller en voir dans le cadre d’un battle car la règle y est claire, il s’agit d’une démonstration de figures mais sans propos. Pour vouloir raconter, il faut transformer le hip-hop. Le code est tellement fort que tu ne vois que lui, que la forme. Il devient intéressant quand il est mis au service d’une idée, et si ce n’est pas le cas, cela n’a aucun intérêt, je m’ennuie parce que je ne suis plus impressionnée. »

    La découverte de Monde et Déjà-vu, les deux créations de Julien Carlier, ont généré surprise, enthousiasme mais également incompréhension. « Mes copains hip-hopeurs ont été déstabilisés », avoue-t-il. Il est possible d’établir des passerelles de différentes manières ; éveiller les esprits est une question d’éducation. Le clivage est d’ailleurs réciproque : les “contemporains” ne vont pas voir du hip-hop. »

    Pour l’heure, Éliane met son parcours en scène, chorégraphie ses racines et danse qui elle est. Son spectacle, intime, encore fragile, ne demande qu’à tourner. Après une seconde création, Déjà-vu, Julien collabore aujourd’hui avec Caroline Cornélis sur une pièce jeune public, une nouvelle expérience, différente des autres « mais qui ne me semble pas à l’opposé de ce que j’ai fait avant ». Quitter sa zone de confort, ne pas se laisser enfermer dans des catégories réductrices… Ces danseurs-chorégraphes font voler les cases en éclat, eux qui ne voient dans leur parcours que continuité. Puisque tout est lié. •

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