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  • Nouvelles de danse

    NDD#71 Corps brut, art brut

    Ismael Mouaraki au Festival Lezarts Urbains, 2017 © Yannick Sas
    Par Hugues Bazin
    Il y a un lieu dans ce monde où je suis chez moi,
    et ce lieu-là s’appelle mon corps.
    Mon corps et le dedans de mon corps.
    Ce petit lieu roule partout avec moi dans le monde,
    il s’enfuit quand je m’enfuis et il reste quand je reste
    et personne ne peut me demander de le quitter,
    de changer de couleur, de nom ou de pieds.
    Personne sauf la mort ne peut me dire que je n’ai pas le droit,
    tout à coup, d’être là où je suis c’est-à-dire, dans mon corps. 
    Corps pour corps, opéra hip-hop et baroque chorégraphié et mis en scène par Hervé Sika.

    Le corps est le premier matériau accessible que l’on transporte partout, l’outil d’expression avant que les mots existent, l’interface entre l’intérieur et l’extérieur, entre une individualité et une multitude. Il imprime sa marque au monde et incorpore le monde. Bien avant que le hip-hop soit reconnu en France comme culture et ses disciplines, comme art, le corps hip-hop existait déjà au début des années 80 comme présence indocile et non désirée dans l’espace public, celle d’une génération trop jeune, trop colorée, trop populaire et pas assez argentée qui trouvait dans le mouvement la possibilité d’affirmer son style et sa manière de vivre. Le hip-hop recomposait les formes esthétiques par imitation, création, coupage, collage, récupération, échantillonnage, bref par bricolage propre à un art populaire. La place de la danse hip-hop nous renvoie à la question du « spectacle vivant », sa portée et sa signification contemporaines comme forum public et lieu d’une nouvelle grammaire culturelle susceptible de penser le monde autrement.

    Un art à l’état vif

    Cet art à l’état vif au rez-de-chaussée des villes, au plus bas des dalles et des halls d’immeuble, tâtait la dureté des textures, le mouvement tirant sa force des matériaux disponibles. Le béton prenant ici le rôle de la terre mère africaine, la question ne se posait pas, la danse faisait partie intégrante du complexe vivant. La posture et la gestuelle, la façon de bouger et de se comporter, ce « proto-mouvement » nous informe de l’existence de celui qui occupe ce corps, et aussi de la qualité de l’espace social que le corps intériorise, ses contraintes, ses clivages, ses fractures. Se cogner au ciment cimente. C’est dans cette force structurante que naissent une conscience et des collectifs.

    Les danseurs n’existaient pas pour l’amusement d’un public ou pour une carrière. Quel que soit l’espace, la rue, une salle de quartier, un gymnase, une fête ou un événement, la scène épousait les contours d’un mouvement indiscipliné qui s’invente lui-même et exprime un désir irrépressible et spontané surgi de l’expérience trop longtemps contrariée.

    Les politiques n’ont pas compris combien cet « état du mouvement » était politique. Le hip-hop réintroduisait le corps dans l’espace public, et tout d’un coup, ce corps invisible, refoulé, replié, relégué aux périphéries se mit à rythmer le cœur des places. Sans l’irruption créatrice de cet imaginaire, la société n’existe plus dans ce qui fonde notre manière de vivre ensemble. Cet acte fondamental d’appropriation de son espace vital recompose l’unicité de son parcours de vie en croisement avec d’autres parcours autour des rencontres et d’espaces-temps forts. Le hip-hop naturellement est une culture du réseau.

    Malentendu d’une reconnaissance

    L’art est vivant, par essence transformateur, subversif, annonciateur d’un autre possible. L’accepter, c’est interroger les logiques conservatrices de tous les pouvoirs qui réifient. Comme les statues africaines qui meurent une fois séparées de la vie et exposées au musée, l’art hip-hop est devenu objet : objet sociologique, esthétique, économique. À peine débute sa période effervescente que l’énoncé « cultures urbaines » cherche à le cerner. Il troque son autonomie pour une apparente reconnaissance qui le piège dans une double assignation néocoloniale : territoriale des banlieues paupérisées et ethnique des cultures immigrées.

    Les arts et les cultures populaires ne deviennent attractifs qu’une fois éteints. Le hip-hop n’a pas échappé à la règle, assimilable une fois devenu objet exotique sous le regard averti du milieu de « La » culture, neutralisé dans une conception évolutionniste qui va « de la rue à la scène ». On dira des artistes qu’ils sont « issus de » comme le sont les peuplades des contrées éloignées devant, pour se civiliser, répondre à l’injonction de s’ouvrir et de se mélanger. Donc, des chorégraphes « issus du hip-hop » se « mélangent » au théâtre contemporain pour « monter » sur scène.

    Dès le début des années 90, le Théâtre contemporain de la Danse produit un des premiers spectacles hip-hop et ouvre la voie à la professionnalisation des compagnies. Au milieu de cette même décennie, le festival de La Villette remplira le rôle d’une centralité bien parisienne rabattant à travers un maillage de réseaux de structures de proximité plus sociales qu’artistiques les jeunes groupes aspirant à une reconnaissance. Que reste-t-il de l’énergie d’un mouvement s’il n’est pas compris comme art total ? C’est lui refuser de se constituer comme forme sociale et culturelle autonome, c’est-à-dire un « Tout-Monde » dans sa diversité et son universalité. Malgré un réel succès, une grande influence esthétique et la renommée de plusieurs chorégraphes qui tiennent aujourd’hui des scènes nationales, le hip-hop a-t-il instauré un nouveau théâtre qui aurait permis de réconcilier une pensée politique de la culture (cette France plurielle qui appelait à une autre citoyenneté, un autre récit collectif) et une politique culturelle (un travail de la culture conçu comme ressource d’un développement humain et territorial) ?

    Pour une autre médiation entre forme esthétique et œuvre artistique

    Beaucoup de danseurs hip-hop, déçus par cette assimilation institutionnelle, se tournèrent vers l’économie des « battles », scène ouverte d’une compétition entre individus et groupes de même style de danse, réglementée par les pairs. L’arrivée de la culture numérique et des réseaux sociaux favorisa une émulation, mais aussi un conformisme. La rue que l’on aurait pu croire délaissée est réappropriée par le dernier mouvement issu des ghettos de la côte Ouest américaine. Le Krump puise sa force dans l’énergie de la terre battue ancestrale tout en faisant le lien avec le bitume fissuré contemporain. C’est ce lien originel et actuel qui a permis de tout temps de traverser les frontières et les océans. Il déjoue l’industrie du spectacle en rappelant que l’espace public, du commun, de la rue, lieu de brassage et de confrontation à l’altérité, reste le laboratoire inépuisable du rythme, de cet état du mouvement entre les hommes et le monde, la forme et le sens, les matériaux et les symboles.

    Des chorégraphes comme Bintou Dembélé, Mehdi Slimani ou Hervé Sika en région parisienne puisent ainsi dans les multiples rhizomes d’un art populaire, travaillant inlassablement sur cette prise de conscience des rapports de domination dans la mise en relation entre un mouvement du corps et un mouvement culturel, un proto-mouvement et un méta mouvement, une médiation de la forme (l’expérience esthétique) et une médiation de l’œuvre (l’expérience artistique).

    On ne peut penser le nouveau monde avec des conceptions anciennes. S’emparant du savoir et tous autres matériaux utiles là où ils se trouvent pour les diffuser et les partager avec le reste du monde, l’art brut du corps hip-hop est rebelle à toute définition préétablie. Il indique à la fois l’effondrement et la renaissance d’une culture, singulière, populaire sans pouvoir présager des formes d’apparition et de production.
    Échapper à la catégorisation de la forme esthétique c’est d’une autre manière revendiquer l’expérience esthétique comme faisant partie du processus artistique et l’art lui-même comme bricolage assumé. C’est comprendre avant tout l’œuvre comme un principe d’accomplissement de ce mouvement. Ce n’est pas refuser une professionnalisation et une institutionnalisation, mais indiquer que les modes de création, de transmission et de diffusion peuvent emprunter des chemins braconniers et, par conséquent, sa propre façon d’organiser, de classer, de hiérarchiser ses modes de validation et de jugement, distincts de ceux du monde de l’art. •

    Hugues Bazin est chercheur en sciences sociales, animateur du Laboratoire d’Innovation sociale par la Recherche-Action, chercheur associé à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord.
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