NDD#86 – Tarif libre : un modèle pérenne ?
Par Nicolas Bras
Difficile de traiter des droits culturels sans traiter des politiques tarifaires. La liste de tarifs, si elle conditionne l’accès d’une personne à un spectacle, peut aussi conditionner le confort de la place attribuée ou imposer à une personne de justifier sa condition sociale au moment d’accéder à un spectacle. La mise en application des tarifs « Pay What You Can » dans des salles bouleverse les habitudes.
Appelé aussi tarif libre et solidaire par le Centre culturel Jacques Franck, le « Pay What You Can » (paie ce que tu peux) est une offre tarifaire qui bourgeonne depuis trois ans dans une série de lieux culturels bruxellois. Les quelques salles suivantes sont concernées : Le 140, le Rideau, le Kaaitheater, le Centre culturel Jacques Franck, La Balsamine, l’Atelier 210 (en fonction des événements), le Varia ou encore le théâtre de l’Ancre à Charleroi (le temps d’un spectacle). En quelques mots, l’idée est de proposer au public de payer ce qu’il peut – ou plutôt ce qu’il veut en fonction de ses moyens –, avec un prix minimum.
Rencontres avec Mathias Varenne, codirecteur de La Balsamine, Agnès Quackels, co-coordinatrice générale et artistique du Kaaitheater, et Sandrine Mathevon, directrice du Centre culturel Jacques Franck.
Une certaine histoire
En tant que tel, le fait de payer ce que l’on veut existe déjà dans un cadre informel et peut nous être familier. Il suffit de songer à la pratique du chapeau dans les spectacles de rue ou de café-concert, par exemple. En tant que modèle économique, le « Pay What You Can » a obtenu une certaine visibilité à partir d’expériences qui datent des années 2000. En 2007, par exemple, le groupe de rock Radiohead, libre à ce moment-là de toute obligation avec un label, publie l’album In Rainbows en ligne, à prix libre. Cet essai avait pour objectif d’explorer de nouveaux formats de commercialisation et de permettre à tout un chacun de mettre le tarif qu’il souhaitait ; ce fut un grand succès. Les ventes ont explosé et, si beaucoup de clients l’ont acheté à faible coût, le groupe a enregistré, à l’époque, son meilleur résultat financier. Dans le domaine du jeu vidéo aussi, cette tarification a été expérimentée par les packs de jeux indépendants à prix libre Humble Bundle. La dématérialisation des contenus via Internet joue ici un rôle fondamental autant que la notoriété des biens et des artistes concernés. Ces essais réussis ouvrent des brèches vers d’autres applications.
Échos théoriques
En des termes purement économiques, les expériences passées permettent de faire ressortir les conditions qui rendent le tarif libre viable financièrement. La présentation de spectacles correspond d’assez près à ces critères.
– Tout d’abord, les coûts marginaux doivent être faibles. Le coût marginal, en termes comptables, correspond au coût de production d’une unité supplémentaire. En d’autres termes, il s’agit ici du coût pour la salle par place supplémentaire vendue. Vu que les coûts pour organiser un spectacle sont identiques que la salle soit pleine ou non, la mise en vente d’une place représente un coût supplémentaire assez faible (voir bien souvent proche de zéro). Évidemment, si une salle de spectacle est régulièrement pleine à tarif plein, se lancer dans la tarification libre entraîne un risque.
– Il faut que le potentiel d’acheteurs à faible capacité financière soit important. Dans le cas des salles de spectacle, cet élément varie selon les publics mais correspond de près à un type de public que les salles cherchent activement à attirer.
– La place peut être vendue à un large éventail de prix. Le fait que des tarifs différents soient institutionnalisés en fonction des situations de chacun et chacune en est un marqueur.
– Enfin, la relation de confiance et le partage de valeurs entre l’acheteur et le vendeur doit être forte. La personne qui achète une place doit avoir la volonté de mettre en balance sa situation personnelle et sa volonté de rémunérer correctement la salle de spectacle. Dans le cas contraire, la personne n’aurait aucune raison de payer davantage que le tarif le plus bas.
Les salles rencontrées sont subventionnées, donc moins directement dépendantes de la billetterie. Pour autant, l’enjeu n’est pas anodin et cette donne peut varier en fonction des demandes des pouvoirs subsidiants, comme ce sera le cas au Kaaitheater, qui doit bientôt revoir à la hausse ses rentrées à la billetterie de 15 à 20 %. Enfin, c’est dans le milieu associatif et militant que les pratiques visant à donner accès aux biens à un maximum de personnes sont les plus naturelles. Donneries, restaurants solidaires, maisons médicales accessibles à tous et à toutes ou encore lieux de récupération alimentaire sont autant d’endroits qui pratiquent naturellement des tarifs libres. Notons encore Le Pain Levé, une boulangerie coopérative de Schaerbeek qui propose trois tarifs par pain, et les bars éphémères de l’organisation Mothers & Daughters1, qui proposent deux cartes de tarifs pour leurs boissons : une de référence et une pour les personnes plus précaires. Cette dernière expérience fait partie des inspirations directes d’Agnès Quackels au Kaaitheater et de Mathias Varenne à La Balsamine.
En bref, cette pratique retourne le postulat des échanges commerciaux pour placer l’usager dans le rôle de « co-décideur » des tarifs et s’expérimente depuis longtemps sous des formes diverses. Mais pour la première fois, elle prend dans le monde culturel bruxellois un tournant plus institutionnel. Trace indéniable de cet intérêt, le bureau du tourisme bruxellois visit.brussels organise une rencontre entre professionnels des arts de la scène et de l’événementiel à la fin du mois de mars 2023 pour élargir la discussion au sujet des tarifs libres dans le secteur culturel et évaluer la meilleure manière de les appliquer. Si les mises en application de cette solution tarifaire à Bruxelles coïncident et font écho à un certain air du temps, l’historique des trois lieux rencontrés rend compte de réalités croisées et pourtant singulières.
Routes et chemins
Le tracé chronologique nous amène dans un premier temps au Centre culturel Jacques Franck en 2019, soit juste avant la pandémie. L’idée de la mise en place germe à ce moment-là pour une mise en application dans l’entre confinement en 2020. Les motivations de l’équipe sont à l’époque de trouver un pont entre les activités payantes (à prix très démocratiques) organisées lors des ouvertures publiques du centre culturel et les activités gratuites destinées à des associations ou à des publics particuliers comme le public pénitencier par exemple. Le prix libre et solidaire naît de cette volonté de renforcer l’exercice des droits culturels à travers la politique tarifaire et de rapprocher les pratiques des activités publiques et non publiques. Le Jacques Franck a pour particularité actuelle de ne pas renseigner de tarif de référence pour ses événements payants (tout en pratiquant un tarif minimum). L’équipe y pense actuellement afin d’aider le public à se positionner plus justement face aux tarifs.
Dans le cas du Kaaitheater, l’application de cette solution tarifaire est à mettre en lien avec l’entrée en fonction de la nouvelle direction et avec l’avènement des temps confinés. Agnès Quackels et Barbara Van Lindt ont été choisies comme nouvelles coordinatrices artistiques en portant le projet « How To Be Many? ». Le cœur du projet était d’accentuer la médiation vers les publics, d’imaginer le théâtre comme un lieu d’expérimentations et d’ouverture à des organisations et des personnes qui souffrent généralement de sous-représentation dans le champ public. L’ouverture est donc centrale dans le projet. Le covid sera le déclencheur sur le plan tarifaire pour une raison pragmatique : l’interruption brutale de la saison 2020-2021 a rendu impossible d’honorer les abonnements. Pendant une demi-saison, le Kaaitheater a proposé un tarif unique de 10€ avec la mise en place d’un « Pay What You Can » en ligne pour, à la fois, faciliter le retour du public et pallier la disparition momentanée de l’abonnement. Après une saison test en 2021-2022 assortie d’un questionnaire obligatoire en ligne 2, l’essai convainc le conseil d’administration et le prix libre est inscrit dans le contrat-programme (subvention) 2023-2027 du Kaaitheater.
L’historique de Mathias Varenne et Isabelle Bats remonte à quelques années avant leur nomination en tant que duo de direction de La Balsamine. C’est au BRASS, le Centre culturel de la Commune de Forest, qu’ils expérimentent pour la première fois le tarif libre sans prix minimum ni tarif de référence, lors des soirées « Crash Test ». Les premiers résultats sont frustrants. L’absence totale de balises déconcerte le public, qui vide ses fonds de poche et remplit la caisse de piécettes rouges et de rares billets de 5 €. En réponse, le duo instaure un tarif de référence sans tarif minimum. À partir de là, les échanges seront plus convaincants. C’est fort de cette expérience et des premiers retours favorables du côté du Kaaitheater que le duo va apporter le projet de tarifs libres à La Balsamine. À ce moment, en 2022, d’autres salles rejoignent le mouvement.
Embryon de bilan
Globalement, les résultats sont satisfaisants en termes de rentrées financières. Légèrement à la hausse du côté de La Balsamine et légèrement à la baisse du côté du Jacques Franck et du Kaaitheater, mais ces deux lieux subissent actuellement de lourds travaux qui biaisent les résultats. En ce qui concerne la billetterie, les résultats sont très bons : le public vient plus nombreux et on constate un net rajeunissement. Certains habitués viennent plus souvent et le tarif libre leur facilite la tâche pour inviter des proches à les accompagner. Bref, le tarif libre est une franche réussite pour l’élargissement des publics et des résultats financiers à peu près à l’équilibre.
À noter que l’expérience montre une certaine flexibilité du public dans le choix des tarifs. Une même personne adapte aisément le montant payé en fonction de sa situation financière du moment, de sa volonté de soutenir un spectacle, de la salle ou de tout autre critère. La relation de confiance et de partage de valeurs semble fonctionner pleinement. Au registre des expériences de terrain, à La Balsamine – où il ne faut pas payer en ligne au moment de la réservation – on note une tendance du public à annoncer un tarif lors de la réservation et finalement à donner davantage au moment de passer en caisse. Si le système est un incitant évident pour que des publics précaires rejoignent les lieux de culture, il est aussi directement destiné aux personnes disposant d’une belle assise financière, invitées par ce biais à évaluer le soutien qu’elles sont en mesure d’apporter à la création.
Fin des contrôles
À partir du moment où on instaure le tarif libre, il n’est plus nécessaire de vérifier les cartes d’étudiant ni de demander au public de se justifier de son âge ou de sa situation professionnelle. Le public choisit en son âme et conscience et cette fin de la segmentation est vécue comme un soulagement par les équipes de l’accueil et une libération en termes de projet de société également. Car derrière l’arbitraire de catégories établies se dissimulent souvent des réalités très différentes. Qu’est-ce qui atteste qu’une personne retraitée ou aux études dispose nécessairement de moins de capacités financières qu’un travailleur ? Notons que le tarif Article 27 et le Paspartoe3 restent d’application pour les personnes les plus précaires.
Durant ses travaux de rénovation, le Kaaitheater programme des spectacles hors les murs, en collaboration avec d’autres salles telles que La Monnaie, par exemple, dont les habitudes tarifaires ont été ainsi bousculées. Dans leurs négociations avec les différents partenaires, le duo du Kaaitheater est parvenu à faire en sorte que le tarif libre soit d’application avec pour corollaire direct que le placement du public se soit également libéré de toute considération financière. C’est un privilège directement lié à l’argent qui s’estompe. Désormais, en ces lieux aussi, les publics les moins bien lotis financièrement ne seront pas forcément ceux qui disposeront des sièges les moins confortables. L’expérience est jeune et les retours encore incomplets. L’apparition d’un nouveau rapport à l’argent dans des institutions culturelles porte en elle une promesse de modalités économiques basées sur des principes de responsabilité et de liberté dont les prémices sont encourageantes. N’empêche, impossible d’évaluer actuellement la pérennité de cette solution. À suivre ! •