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    NDD#84 – Toucher le mouvement – Entretien avec Lisa Nelson

    TOUCHÉ – real time composition tool, interface en cours de processus de création.

    Propos recueillis par Colline Étienne

    Chorégraphe et pédagogue, Lisa Nelson collabore depuis plusieurs années avec Contredanse sur la transmission de son travail qui a influencé des générations de danseurs et chorégraphes en Europe et de par le monde. Elle enseigne les Tuning Scores [Partitions d’accordage] qui permettent d’engager un dialogue entre les membres d’un groupe et leur environnement pour composer ensemble. Jouant avec leur perception et leur imagination, ceux-ci construisent en temps réel leur expérience, à travers leurs actions et des appels vocaux, tels que Pause, Repeat [Répéter], Reverse [Rembobiner], End [Finir]… Fascinée par les possibilités offertes par les nouvelles technologies, elle développe actuellement une analogie aux Tuning Scores sous la forme d’une application vidéo de montage en temps réel avec Baptiste Andrien et Florence Corin de Contredanse. 
    L’utilisateur est invité à recomposer un clip vidéo selon ses désirs. En utilisant les touches d’un clavier et le trackpad, il peut créer des boucles, ralentir la vitesse, inverser le flux temporel… Touché est un jeu qui s’adresse à celles et ceux intéressés par ce qu’ils regardent, par ce qui est à l’intérieur d’une image, à l’intérieur du mouvement.
    Je suis très heureuse de te rencontrer. J’ai entendu parler de toi et des Tuning Scores il y a longtemps, lors de mes premiers stages de danse avec Pascale Gille, quand j’avais 20 ans. Ton nom fait partie de mon histoire de la danse.

    Les partitions des Tuning Scores sont des explorations guidées par mon propre questionnement, je n’avais pas imaginé que cela puisse passer par quelqu’un d’autre. C’est donc très spécial pour moi d’entendre qu’il y a quelques personnes, comme Pascale, qui l’utilisent pour développer ce qui les intéresse. 

    Je me suis rendue compte que ton travail est à la source de beaucoup de choses que je faisais en improvisant avec d’autres. 

    J’aime regarder comment un travail et des questions circulent à travers les formes et les corps. Quand c’est utile, c’est une sensation extraordinaire. 

    Tu considères que ton travail est utile ?

    J’aime cette façon de faire, de partager quelque chose qui peut être utilisé comme outil d’exploration. J’avais le désir de créer un système d’apprentissage.

    Le retrouve t-on dans le jeu Touché ?

    La manière dont nous apprenons m’intéresse, obsessionnellement. Les Tuning Scores offrent des situations d’apprentissage ouvertes à chaque personne. Il s’agit d’explorations très simples d’interaction avec l’environnement où vous provoquez des feedbacks dans votre propre corps et chacun peut observer son propre processus d’apprentissage. Le jeu Touché procède du même principe. 

    Comment imagines-tu le joueur ou la joueuse faire cette expérience en solitaire devant l’ordinateur ? 

    Avec le jeu, j’interagis avec moi-même et avec mes actions, via les images vidéo. C’est du montage en temps réel avec un ordinateur et j’aime toucher réellement l’ordinateur, le trackpad. C’est tellement sensuel, comme de

    regarder comment mes actions font bouger l’image en temps réel : je ne touche pas seulement l’image, je la rejoins. Touché fait appel aux principaux sens utilisés dans la danse : la vision, l’ouïe, le toucher et la proprioception. 

    J’ai surtout utilisé le clavier.

    Oui, appuyer sur les boutons et voir ce qui se passe, mais le trackpad m’épate. Quoi qu’il en soit, pour jouer, il suffit de jouer, sans se poser la question de comment vous vous enseignez quelque chose.

    Chaque fonction/touche permet une action dans le jeu, comment les as-tu choisies ?

    Au tout début, j’enseignais ce que j’apprenais : la vidéo et la danse. Ma danse, c’était la relation entre mon corps et cette caméra connectée à lui. À cette époque, les caméras étaient tenues à la main, collées à l’œil. Filmer impliquait de bouger la tête, de sorte que la caméra elle-même faisait partie du mouvement. Le cerveau aussi prend des décisions sur ce qu’il voit, ce qu’il veut mieux voir, plus voir, plus doucement, plus rapidement. Après quelques années, je me suis débarrassée de la caméra car j’avais intégré toutes ces questions et relations quant à la façon dont mes yeux assurent à la fois un rôle d’ancrage et de direction.

    Comment fonctionnent les « appels » ?

    J’étais très intéressée par l’immobilité. C’est devenu le premier appel des Tuning Scores. Regarder quelqu’un bouger et dire Pause, cela a des conséquences incroyables pour l’espace, pour mon ressenti en tant qu’observatrice. Nous avons passé de nombreuses années à explorer ce qu’est Pause avant de laisser place aux autres désirs. Si on considère ce que contient une chorégraphie, on retrouve Stop et Go. Il y a aussi Repeat [Répéter]. Slow [Ralentir],Fast [Accélérer]. Toute pièce chorégraphique comporte ces éléments. Dans la pratique des Tuning Scores, l’appel Repeat demande à ce que tous les joueurs dans l’espace entrent dans une boucle, répétant immédiatement ce qu’ils étaient en train de faire. Quand quelqu’un appelle Repeat, souvent c’est très clair pour tout le monde pourquoi cette personne l’a dit à ce moment précis. Peut-être parce qu’un son a été produit ou qu’un mouvement avait un fabuleux phrasé. Il s’agit de la façon dont les choses commencent et se finissent et de la manière dont nous percevons toute chose. Nous nommons les choses et pouvons désirer déjouer ce que ça implique en terme d’attente, de prévisibilité. En tant que danseur, on ne veut pas forcément suivre la manière habituelle dont on lit le mouvement. Nous savons tout de ce que nous regardons alors que, ce que l’on veut, c’est de ne pas savoir, de pouvoir jouer, comme un enfant de trois ans. On veut redevenir plus libre avec notre corps et la façon dont il prend des décisions. Sinon, la vie est ennuyeuse. Touché est une combinaison de tout ça, d’éléments de la danse, chorégraphiques et du montage cinématographique, avec des actions, des transitions, des images superposées.

    Penses-tu que ce jeu soit davantage destiné aux danseurs, danseuses et aux improvisateurs et improvisatrices ?

    Je ne pense pas mais il offre la possibilité d’explorer son appétit pour le mouvement.

    Est-ce que de nouvelles personnes vont découvrir ton travail de cette façon, par exemple des monteurs, monteuses ou vidéastes ? 

    Touché est un outil fantastique pour les personnes qui aiment le cinéma ou la vidéo. J’aurais voulu l’avoir quand j’ai commencé le montage ! à mes débuts, j’ai dû m’apprendre à regarder l’image, sans me contenter de regarder uniquement une narration. Beaucoup de choses se passent en simultané, beaucoup de motifs sont en interaction. Par exemple, regarder le mouvement et oublier l’histoire ou oublier l’intention que j’ai projetée sur un personnage ou encore regarder la lumière changeante sur un corps. Mes premières vidéos étaient sur bobines et trouver un point de montage se faisait à la main. Un jour où j’avais mes mains sur les bobines et je déplaçais l’image d’avant en arrière, juste pour trouver ce petit point, quelque chose de magique est arrivé : j’ai senti que je touchais le mouvement. Cela a tout changé pour moi.

    Le montage demande un état d’esprit totalement différent, être très précis, contrôler ou répéter…

    Ce qui manque avec le montage traditionnel, c’est la possibilité d’explorer librement. En ce sens, Touché est une occasion d’expérimenter 

    autrement les images et le mouvement. Si par exemple vous avez l’image de l’herbe qui bouge dans le vent, vous pouvez créer une petite boucle, la déplacer, puis juste la regarder, la déplacer encore et observer ce que vous créez en temps réel, plutôt que ce ne soit programmé à l’avance. Vous créez un flux de conscience. Comme pour l’écriture automatique ou danser librement, sans partition, vous suivez votre propre désir de mouvement. C’est un état particulier. Et c’est ce que ce jeu offre : jouer en temps réel avec vos sens, dans un flux. Et il n’y a rien d’autre en jeu que votre propre plaisir, votre propre apprentissage. Touché peut vous amener à un endroit où vous réalisez que, simplement, vous jouez, que vous êtes votre expert.

    Avec cette proposition, comment te positionnes-tu dans le «monde de la danse» ? 

    Toute ma vie, j’ai essayé de créer un « monde de la danse » qui me corresponde en tant que danseuse. Je suis née dans un monde si pauvre : suivre des cours de technique, de composition, puis entrer dans une compagnie qui crée des mouvements, puis créer sa propre compagnie et créer des mouvements. C’était loin de tout ce pourquoi je voulais danser. Et pour ma génération, on ne dansait que jusqu’à 30 ans. Beaucoup d’entre nous ont voulu trouver une nouvelle façon de s’entraîner et de danser. Les blessures survenaient car rien ne tenait compte de la spécificité de nos corps. Avec la technique Alexander, Feldenkrais ou la Release Technique, ma génération a essayé de comprendre comment obtenir un meilleur alignement et bouger avec moins d’effort. Mais je ne voulais pas étudier. Je préférais développer ma propre façon de bouger avec les autres, pour que chacun ait le temps d’explorer sa façon de bouger et de cultiver sa propre technique… Je voulais explorer ce que veut dire apprendre. Dès le départ, j’ai été attirée par le fait de créer des jeux d’apprentissage. Et je me suis impliqué dans la création d’un réseau d’ateliers, en dehors des institutions, y compris en Europe, où beaucoup de danseurs et danseuses pouvaient payer pour des cours. Cela n’existait pas aux États-Unis. Et petit à petit, j’ai pu proposer des ateliers de composition. J’ai également lancé un magazine, Contact Quarterly, qui a contribué à créer un réseau bien avant les ordinateurs. Tout cela se passait sans aucun plan. J’ai dit non à beaucoup plus de choses que je n’ai dit oui. Je ne voulais pas une carrière, je voulais une vie. Mais je voulais être danseuse. C’était de la chance et de la confiance. 

    Dans ton cas, est-ce un état d’esprit ? 

    La danse se produisait aussi dans la façon dont je regardais le monde, dans les petits mouvements. Pendant des années, j’ai cultivé une technique : garder les yeux fermés, m’enseigner comment ouvrir les yeux sans engager la vision, naviguer dans l’espace à partir des autres sens. Ce sont des habiletés du corps. •

    Colline Étienne est danseuse, pédagogue et chorégraphe au sein de sa compagnie Alakshak. Elle co-dirige le festival Danse avec les foules (Espaï/Centre Garcia Lorca). Elle est également chargée de mission par le ministère pour faire évoluer la pratique de la danse en milieu scolaire.
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