NDD#84 – Jeux vidéo : quand le corps prend le contrôle – Entretien avec Kiri Miller
Propos recueillis par Florent Delval
Kiri Miller est professeure en Études américaines à l’université Brown (Rhode Island). Elle étudie les pratiques participatives, les médias interactifs, la musique populaire ou encore l’utilisation du virtuel dans la performance. Elle nous parle ici de sa recherche sur les jeux vidéo de danse, qui a donné lieu à une publication unique en son genre : Playable Bodies 1.
Comment avez-vous décidé de vous lancer dans l’étude des jeux de danse ?
J’ai commencé à travailler sur des jeux orientés musique, comme Guitar Hero 2. J’étais une ethnomusicologue intéressée par les technologies de création musicale participatives. Ces jeux étaient si fascinants parce qu’ils immergeaient les gens dans la musique populaire de manière interactive. Mais ils étaient aussi très controversés car ils ne demandent pas de vraies aptitudes musicales. Et ces controverses sont intéressantes, si vous êtes spécialiste des sciences sociales. Les jeux de danse ont soudainement pris de l’importance grâce au suivi des mouvements par caméra. C’était une façon totalement différente de penser la pratique de la danse dans un jeu vidéo, car le corps entier devient le contrôleur/la manette.
Votre étude porte-t-elle principalement sur la pratique domestique ?
Ces jeux sont destinés à être joués dans un espace relativement privé. C’est important parce qu’ils demandent de prendre certains types de risques avec le corps, d’oser avoir l’air stupide. La plupart des gens sont gênés d’être vus en train de danser. Les jeux en font une chose positive. Bien sûr, ils vous apprennent à vous améliorer et peut-être à développer un style plus abouti. Mais au départ, je pense que l’on part du principe qu’il s’agit d’un party game. Et vous devez laisser tomber certaines de vos inhibitions, donc vous prenez des risques, avec d’autres personnes.
Vous abordez la question de la honte. La honte et la virtuosité s’articulent dans cette pratique.
Just Dance et Dance Central abordent ces choses différemment. Just Dance est conçu pour être plus facile et fait de la honte une vertu. C’est en partie ce qui le rend amusant. Dance Central a été conçu comme un jeu de danse plus sérieux, dans lequel l’on ne veut pas que les gens se sentent mal à l’aise s’ils ne savent pas danser tout de suite. Et il y a beaucoup d’incitations à apprendre des versions plus compliquées. Le système de notation devient plus difficile, comme s’il était davantage axé sur la réussite en termes de virtuosité technique. Ils servent différentes parts de marché en concevant leurs jeux de cette façon. Cela signifie donc qu’il existe différentes communautés. Les gens se rassemblent autour de certains styles de jeu. Ils échangent des vidéos YouTube et créent des collaborations. Il y a beaucoup de petites sous-communautés.
Quel est le profil démographique de ces jeux ?
Le salon de la banlieue américaine était certainement une sorte d’espace modèle pour que la caméra Kinect 3 fonctionne. En général, l’idée était de vendre à un plus grand nombre de femmes, qui sont peut-être un groupe démographique moins traditionnel pour d’autres jeux vidéo haut de gamme. Voici un jeu qui s’adresse aux femmes, aux personnes queer et aux personnes de couleur, qui sont toutes très présentes dans ces jeux, tant au niveau des personnages que des types de danse. Dans la série Dance Central en particulier, il s’agissait d’un choix très conscient : des personnes noires queer dansent et c’est un répertoire que vous pouvez maintenant essayer avec votre propre corps. Ils ont dû engager de nombreux chorégraphes professionnels pour pouvoir réaliser le jeu et ces personnes ont donc également apporté leur expérience de vie dans la conception du jeu.
Comment les questions de genre et de race sont-elles abordées dans la communauté des joueurs ?
Dans toutes ces chorégraphies, il y a des mouvements qui peuvent être considérés comme genrés ou racisés de différentes manières. Et du côté de YouTube, vous voyez des trolls qui font des commentaires désobligeants s’ils considèrent une performance « non conforme ». Mais le plus souvent, les gens considèrent cela comme une sorte de défi : faire des mouvements qui ne semblent pas correspondre à leur propre identité, incarner un corps qui ne correspond pas à leur perception d’eux-mêmes à travers ces mouvements chorégraphiques.
S’agit-il d’une continuation d’autres pratiques de danse sociale ?
Je ne pense pas qu’elles auraient du succès si elles n’étaient pas une continuation. Les jeux sont remplis de mouvements issus de l’histoire de la danse sociale. À bien des égards, ils doivent l’être, car la façon dont les danseurs sont assemblés est modulaire. Il faut donc avoir un mouvement stéréotypé pour que le système de tracking le reconnaisse. De plus, lorsque les gens abordent l’un de ces jeux, chacun apporte avec lui son expérience et ses idées sur la danse, qu’elle provienne d’un club, d’une salle de sport ou d’un cours de danse classique. Il ne s’agira donc jamais d’une expérience nouvelle et vierge de votre corps.
Y a-t-il de la place pour la créativité ?
Dans ces deux franchises populaires, on s’est assuré d’inclure des sections free-style, où les gens peuvent bouger comme ils le souhaitent. Mais certains joueurs n’aiment pas vraiment ça, ils deviennent trop conscients d’eux-mêmes. C’est pourquoi, dans les versions ultérieures de Dance Central, on pouvait désactiver cette fonction. Mais même ainsi, les gens ajoutent leur propre style. Pour les personnes qui jouent beaucoup, cela a de l’importance. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils font ensuite circuler des vidéos sur YouTube, afin qu’un autre humain puisse dire « oui, tu es un ou une vraie danseuse, tu as un style individuel, même si nous faisons la même danse ».
Ces chorégraphies modulaires sont-elles innovantes ?
Les chorégraphes devaient innover, car ils faisaient la traduction entre cette nouvelle interface de détection du mouvement et les personnes qui codaient. L’un des domaines dans lesquels les chorégraphes se sont exprimés comme auteurs était l’inclusion de mouvements que le système de scoring (ndt : marquer des points) ne pouvait pas évaluer. Ils t’incitaient à faire des choses avec les mains ou les doigts que le Kinect ne pouvait pas suivre. Mais les chorégraphes voulaient quand même inclure ces mouvements dans la performance pour que le joueur puisse les imiter. La liberté de la culture de la danse s’est trouvée confrontée à la rigueur de la culture du scoring. Je pense donc qu’il y a eu beaucoup d’éducation mutuelle dans le studio de production entre les chorégraphes et les codeurs.
Cette ère du gaming musical est maintenant révolue. Sur quoi travaillez-vous à l’heure actuelle ?
En ce moment, je travaille sur des applications de méditation et surtout celles qui guident le sommeil. Des « sleepcasts » qui, en gros, chorégraphient l’endormissement. •