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    NDD#84 – Jeu de l’oie : les chemins de la création – Rencontre avec Julien Fournet

    © Simon Loiseau – Le jeu de l’oie du spectacle vivant

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Connaissez-vous Le Jeu de l’oie du spectacle vivant ? Un jeu pour jouer et pour penser, concocté par Julien Fournet en collaboration avec Halory Goerger et Antoine Defoort, joyeux co-fondateurs de L’Amicale de production. Née en 2010, cette coopérative rassemble une dizaine d’auteurs et d’autrices où chacun développe son propre projet, en mutualisant les moyens. Ce qui les réunit ? « Une certaine façon de pratiquer son art, chacun avec son type d’humour et pour dénominateur commun une certaine « humeur », au sens nietzschéen du terme (la  » Stimmung  » en allemand, c’est-à-dire l’humeur, la santé, la relation à la vie) », explicite Julien Fournet. Car pour lui, la philosophie n’est jamais très loin, imprégnant son regard et son art. Échange avec ce « bricoleur culturel », comme il se définit lui-même, des mots pour transmettre ce qui le meut.
    L’Artiste philosophe

    C’est en autodidacte que l’artiste plonge dans les arts vivants et prend vite conscience que son bagage philosophique, tel un viatique, l’accompagne tant dans les questions de dramaturgie que dans la relation au matériau artistique ou encore au niveau de l’organisation du groupe. L’humour ? Un fil rouge omniprésent dans son travail, « non comme une finalité mais comme un procédé, une technique dans la vie et dans la création. L’humour, comme le jeu, permet de se placer dans un certain degré d’intensité et d’implication, précise Julien Fournet. Il rassemble et crée une potentielle communauté. Mais Il existe de nombreuses façons de le pratiquer, le sarcasme, la dérision… Celui que nous développons dans nos pièces pourrait être qualifié d’“humour de compréhension”, une technique philosophique héritée des Grecs anciens qui sert à mettre en relation des concepts pour mieux les comprendre. »

    Du rire au jeu, il n’y a que quelques pas à franchir. Avec une dizaine de pièces à son actif, l’artiste mène une réflexion, depuis plusieurs années, qui passe par des outils ludiques, comme ce Jeu de l’oie du spectacle vivant. Un plateau, des cases, des textes à lire au premier et au second degré, tels sont, en substance, les principaux ingrédients comme autant d’étapes qui jalonnent la conception d’un spectacle jusqu’à sa représentation. Exit la magie de la scène ! On entre ici dans les coulisses de la création comme on entrerait dans les cuisines d’un restaurant. Qu’est-ce qui s’y mijote ? À quelle sauce l’artiste va-t-il être mangé ? Un détour ludique pour révéler les difficultés auxquelles font face les artistes des arts vivants, « non pour les décourager, rassure son concepteur, mais, par-dessus tout, pour les aider à les surmonter. Une invitation à l’entraide artistique et à cesser la compétition qu’on nous impose. » Ce Jeu de l’oie, un parcours du combattant ? « Le parcours de l’artiste en art vivant broie pas mal de gens. Notre intention est de dédramatiser, de donner des outils, de faire ressentir une sorte de granularité du réel qui soit tangible. »

    Penser en mouvement

    Ce jeu de l’oie revisité est destiné aux « personnes qui souhaitent éprouver les vicissitudes et les atermoiements qui jalonnent le parcours d’une création », peut-on lire. Le ton est donné. « Éprouver », le verbe n’est pas lâché au hasard mais un vocable savamment choisi qui traduit la volonté d’appréhender le savoir par le corps. Des vestiges de l’enfance où cet hyperkinétique a souffert durant sa scolarité de devoir rester assis pour apprendre, « une torture » confie-t-il.

    La forme ludique pourrait-elle desservir ou atténuer la force d’un propos très sérieux ? « Si l’on veut déployer un avis ou rendre compte d’une dynamique, je crois assez peu à la discussion ou à l’échange verbal. Si l’on désire changer ou s’impliquer émotionnellement, affectivement, politiquement dans une cause, l’implication doit être physique ; on doit se mettre en mouvement. C’est la raison pour laquelle je pars toujours du jeu dans toutes mes pièces. Pour moi, l’expérience des choses par le corps prime sur le verbal. La “ludicité” (néologisme créé par Antoine Defoort), c’est précisément cet endroit où les règles d’une situation deviennent visibles parce qu’on échange, une expérience commune qui
    développe un rapport physique à la connaissance, en pleine inconscience du jeu. »

    Les règles

    Imaginé, à l’origine, sous forme d’un journal mural, le Jeu de l’oie s’est mué en spectacle vivant. Le public rentre sur scène, avec un dé taille XL, se regroupe en équipes, puis, au fil du parcours, va vivre toutes les étapes qui précèdent le lever de rideau pour découvrir les ressorts de la création. Chaque équipe choisit un ou plusieurs rôles, voire tous à la fois : agent, créateur, chargé de diffusion… « Nous avons listé les étapes par lesquelles nous sommes passés Halory (formé aux sciences du langage), Antoine (plasticien) et moi (avec la philosophie), nous qui ne connaissions rien aux arts vivants ; on découvrait au fur et à mesure ce qui nous était demandé, un schéma confus où les termes ne sont pas (re)définis (par exemple, qu’est-ce qu’une résidence ? un lieu ? un accompagnement ? une mise à disposition ?)… un flou entretenu par ceux qui détiennent le pouvoir et l’argent. Cette confusion dessert les artistes et entretient la précarité dans laquelle se trouvent ceux qui débutent. Un tri social s’opère entre ceux qui ne comprennent pas ces codes et ceux qui peuvent supporter de rester au RSA (CPAS en Belgique, ndlr) ; on assistait à une certaine violence économique et symbolique. Nous avons donc décidé d’inscrire ces étapes sachant que dans la création, celles-ci ne sont pas fixées dans l’ordre qu’on nous demande de suivre. Et il ne faut surtout pas que cela se passe de cette façon ! S’il n’existe pas de surprise dans la création, nous perdons toute la vitalité que nous pouvons y mettre. »

    Les étapes

    Reprenons. Étape 1 : l’écriture du projet, « quelque chose d’intime où la bienveillance, dans ces moments-là, est très importante, car on reste fragile. Ce moment représente le germe de tout ce qui va suivre ; si on ne le cultive pas, on casse potentiellement des élans ». Étape 2 : les essais, « comme ceux présentés à La Bellone ou encore à L’L, lieu très important où Michèle Braconnier a développé des outils essentiels ». S’ensuivent le montage du dossier, du budget, la communication, la première. Et, ultime étape, les tournées : lancez le dé et le cube du résultat est égal au nombre de date de la tournée, entre 1 et 216… « Une façon de dénoncer l’arbitraire de ce milieu et du succès. La valorisation des œuvres des arts vivants est liée à des concours de circonstances, à des opportunités et des réseaux, en dehors de la qualité des œuvres. Et notamment dans le secteur de la danse, où une ou deux dates perdues peuvent être dévastatrices. Le succès et l’échec d’une œuvre doivent être relativisés par rapport à la qualité. Mais pour persévérer, il faut être outillé… »

    Dans Ami·e·s, il faut faire une pause, sa nouvelle pièce présentée cet été à Avignon, Julien Fournet poursuit ses « bricolages » et invite le public à en faire autant : aux côtés de chaque spectateur, un kit de pâte à modeler, un crayon, un origami… « Chacun fabrique son objet, une pensée en actes ; le public va faire le chemin de la pensée par le mouvement. » Toujours cette relation physique à la connaissance, leitmotiv de cet artiste qui a eu à cœur, avec cette pièce, « de transmettre la joie que peut procurer la philosophie, avec ses nuances, sa complexité et le temps nécessaire à sa compréhension. Cette exigence amène une forme d’humilité par rapport au réel, une suspension du jugement qui fait du bien dans nos vies trépidantes ». •

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