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    NDD#82 – Enseigner avec le toucher – Entretien avec Ana Stegnar

    Propos recueillis par Anne Golaz

    De l’académie aux humanités artistiques en passant par l’école supérieure d’art, la danseuse, chorégraphe mais surtout pédagogue Ana Stegnar enseigne la danse dans de nombreux contextes. Certifiée en Skinner Releasing Technique1, elle donne également des cours de danse improvisée inspirés du Body Weather, de la Blind Dance ou encore du Gaga. Le toucher, qu’elle estime très bénéfique pour l’apprentissage de la danse, est au cœur de son approche.

    Quelle est la place du toucher dans ta pédagogie ?

    En Skinner Releasing Technique, le toucher se fait dans une partie du cours qui s’appelle les graphiques. Il sert à donner une expérience kinesthésique à un partenaire. Par exemple, on va chercher à sentir que notre tête est accrochée avec des ficelles imaginaires. On va toucher le partenaire au-dessus des oreilles et dessiner par le toucher ces ficelles invisibles. On peut aussi mettre les deux mains devant et derrière l’épaule de son partenaire et soulever légèrement. Le toucher est encadré par une séquence très précise, c’est très chorégraphié en quelque sorte. Ceux qui vont le donner et ceux qui vont le recevoir sont au courant du type de toucher. Ils l’auront vu et auront eu quelques explications. Mais surtout, ce toucher va être comme un assistant qui donne une expérience qui est plus forte quand quelqu’un d’autre te touche. Tout seul on ne pourrait pas avoir cette même expérience. Quand j’ai donné cours avec des adultes durant la période Covid et qu’on ne pouvait pas se toucher, il y avait vraiment de grandes différences. On a fait les exercices seul sur soi et je vois, après une année sans les faire à deux, que l’effet de ces graphiques est très grand sur l’apprentissage.

    Je donne des cours de Skinner Releasing Technique aux différents groupes qui ont assez de maturité pour les recevoir. Aux autres je donne des cours de danse improvisée, où là le toucher n’est pas du tout encadré de cette façon. Il n’y a pas de démonstration. Par exemple, je dis « mettez-vous dos à dos » ou je demande de faire des duos en contact mais sans préciser quelles parties du corps vont se toucher.

    Quel rapport entretiennent les étudiants avec le contact physique ?

    Dans le cadre de mon enseignement en école supérieure d’art, j’ai été amenée à préciser les moments de toucher avec les étudiants. Pour moi ce n’était pas envisageable d’enseigner sans contact. Ils m’ont fait la demande de les prévenir sur quelles parties du corps j’allais les toucher et m’ont posé les questions suivantes : est-ce que tu vas nous toucher quand nous sommes allongés, les yeux fermés ? Est-ce que c’est possible de refuser d’être touché si on ne se sent pas confortable ? Je leur ai répondu que je n’allais jamais les toucher sans les prévenir et qu’il y avait toujours une version de l’exercice que l’on pouvait faire tout seul.

    Avec les revendications #MeToo, il y a toute une parole qui se libère. Avant, si un professeur voulait te faire respirer, il te mettait la main sur le bas-ventre. Maintenant, il y a quelque chose qui doit exister entre les deux. Ça ne va plus de soi de toucher quelqu’un sur une partie du corps comme le torse… Pour moi ça fait partie de l’évolution de la société et la pédagogie doit s’adapter à ça.

    Est-ce que cela a un impact sur ta manière d’enseigner ?

    Je dois dire que je suis davantage sensible à la question mais ça n’a pas fondamentalement changé mon approche. Je ne me sens pas empêchée. C’est très fluide. Quand ils se touchent entre eux en danse improvisée, il n’y a pas cette problématique. S’ils ne se sentent pas confortables, ils se prennent par les mains, c’est possible aussi et c’est un toucher plus acceptable.

    Mais j’ai remarqué que les premières années avaient du mal de s’approcher les uns des autres. Ils ont entre 17 et 18 ans, ont peut-être vécu une période d’isolation. Ils sont ensemble à l’école toute la journée. Il y a beaucoup d’enjeux dans le fait de s’approcher. Par exemple, il y a l’exercice où quelqu’un est debout et un partenaire commence à s’approcher dans l’espace du dos. C’était difficile pour eux de rester proche, de ne pas rigoler, gigoter ou se sentir gêné. La proximité c’est presque un toucher.

    J’ai travaillé avec un groupe de grands adolescents en 2019 et j’ai senti ça très fort. Comme si le corps devenait de plus en plus sensible. Pas seulement la surface mais déjà quand il sent une présence.

    Est-ce que tu travailles le toucher de la même manière avec les adolescents qu’avec les étudiants d’école supérieure ?

    Non, pas du tout. Quand je ne les connais pas bien et que je leur propose un automassage venant du chi kung, un petit massage sur le ventre, il y a comme un dégoût. Ils n’aiment pas ça.

    Tu arrives à l’intégrer avec le temps ?

    Oui, j’ai un groupe à l’académie d’Anderlecht avec lequel je travaille depuis longtemps et là on travaille même le toucher en duo sans aucun problème. Il y a beaucoup de confiance, même filles/garçons ça passe. Ils sont aussi plus habitués au travail du corps.

    Les adolescents en humanité transdisciplinaire avec lesquels j’ai travaillé à Charleroi, c’est un public spécifique. Il faut toujours penser quels adolescents, quel groupe et dans quel contexte. Je suis très prudente.

    Quels sont les éléments qui participent à instaurer ce climat de confiance dont tu parles ?

    La discussion, la bienveillance, la posture que l’on a dans le cours. Ce qui se passe avant le cours, après le cours, tout ça joue beaucoup. La confiance c’est le résultat de tous ces gestes-là. De la manière de s’adresser en paroles, de la manière de montrer, de demander, d’amener les gens. On ne va jamais parler de confiance, jamais dans le discours, mais ce qui se passe en réalité c’est que je vois qu’on a des relations élève/professeure qui sont bienveillantes, vidées de conflit car je ne vais jamais contre ce qu’il se passe. Les gens ne se sentent pas heurtés et donc il n’y a jamais besoin de résister. Ils ont déjà beaucoup de résistances dans le travail, donc ce n’est pas la peine d’ajouter de la résistance dans le relationnel. Il y a alors comme une confiance qui se dessine.

    Parfois je travaille avec les jeux de cartes : L’expression des besoins, L’univers des sensations ou Le langage des émotions2. Je les ai utilisés à Liège avec les adolescents pour reconnaître que les besoins sont importants. Les cartes permettent d’identifier que lorsque tu sens quelque chose quand tu danses, l’autre ne sent pas forcément la même chose.

    Finalement, quand tu as discuté avec les étudiants, est-ce que ce n’était pas une manière d’écouter leurs besoins afin de mettre en place ce cadre de confiance ?

    C’est tout à fait juste. Fondamentalement c’était reconnaître leurs besoins en matière de toucher. Cette explication a permis d’ouvrir un espace d’écoute et beaucoup de choses se sont résolues d’elles-mêmes. •

    1. La Skinner Releasing TechniqueTM est une pratique somatique basée sur l’évocation d’images poétiques, créée par Joan Skinner à partir des années 1970. 
    2. Ces jeux de cartes font partie des outils pédagogiques proposés par la Fédération des centres pluralistes de planning familial et sont disponibles sur internet.
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