Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD #82 Révolution par le toucher – 50 ans de contact

    Archive Contredanse. Autre pas, Eutonie, 1993. Photo : Jean-Louis Lambeau.

    Introduction par Isabelle Meurrens

    Contact, toucher. Être en contact ou sans contact. Maintenir des liens, renouer des liens. Prendre appui, être un appui. Faire équipe ensemble. Voilà quelques- unes des pensées qui nous ont traversés lorsque, chacun chez soi et tous derrière nos écrans, nous évoquions en équipe l’envie de célébrer dans ces pages les 50 ans du Contact Improvisation.

    Si le toucher est un contact, tout contact n’est pas toucher. Et si le toucher est une dimension du Contact Improvisation, il n’est pas la seule. Dans cette pratique – née à l’initiative du chorégraphe étasunien Steve Paxton –, la pesanteur, la confiance, le relâchement en sont d’autres. À travers ces quelques pages, c’est ce sens tactile que nous explorons avec comme fil rouge la pratique du Contact Improvisation. À moins que ce ne soit l’inverse ?

    Sentir le frôlement d’une veste rêche sur le dos de ma main ; esquiver la respiration humide d’un chien sur mes mollets ; s’apaiser par la main rassurante d’un soignant posée sur mon avant-bras me signifiant par-là la frontière de mon corps dans un lieu où tout semble l’effacer ; se laisser submerger par cette chaleur inouïe lorsqu’un nouveau-né frotte ses petites lèvres de droite à gauche avant de « se plugger » au sein. Il n’existe pas une parcelle des 2 m2 qui compose nos peaux qui ne garde le souvenir d’avoir touché/été touché.

    Le sens du toucher est le premier des sens à apparaître in utero, c’est aussi la mère ou l’origine des sens, diront les danseuses Anouk Llaurens et Miranda Tufnell dans ces pages. Cette primauté du toucher semble une idée moderne, à tout qui est issu d’une culture connue pour reléguer le sens charnel au second ordre. Le tactile, ce sens à la fois vil et trompeur. Pour autant, il est toujours intéressant de creuser davantage l’histoire des idées pour découvrir qu’en 1754 Condillac, un abbé français, grand lecteur des empiristes anglais, publie le Traité des sensations et affirme que « C’est le toucher qui instruit les sens », le seul capable d’appréhender l’espace sans la médiation d’un autre sens. Pour l’anecdote, le père du Sensualisme avait deux grands sujets de recherche : les sens et les relations économiques et commerciales. Anecdotique ? Pas si sûr. Tout ce qui questionne le rapport à l’altérité, les échanges entre les êtres, faire corps ou ne pas faire corps ensemble, toucher pour/sans manipuler l’autre, sont des questions politiques.

    En 1972 naît le Contact Improvisation, au plus fort du mouvement anti-guerre du Vietnam. Patricia Kuypers raconte à l’entame de ce dossier sa rencontre avec cette pratique : « d’un coup baigné dans une autre culture de la relation, une culture où pas mal de tabous tombaient, transportant l’esprit communautaire de ces pionniers américains, la longue tresse volante de Nancy signalant l’origine hippie de ce mouvement, même si nous étions déjà une dizaine d’années plus tard dans un tout autre contexte politique. » Les années 80, c’est déjà les années sida, une période où accepter de toucher l’autre, au-delà de la peur, prend une dimension politique particulière.

    « La création d’une association pour accueillir des artistes transmettant ces approches s’est révélée indispensable et Contredanse a été la structure qui a permis d’amener ces courants peu connus en francophonie, à Bruxelles », poursuit Patricia Kuypers, qui fonde Contredanse en 1984 pour mettre en « contact » les danseurs, les cultures, les pratiques. Le Contact Improvisation, mais aussi le Body-Mind Centering®, la Skinner Releasing TechniqueTM, le Rolfing®, ces techniques somatiques explorent le sens haptique. Par petites touches, vous les apercevrez dans ce dossier, avant de plonger dans les profondeurs bibliographiques du fonds documentaire que Contredanse a constitué en 30 ans. 2022, nous voilà au cœur d’une nouvelle pandémie, le toucher fortuit est devenu rare et la peur de l’autre, plus présente que jamais. Pas seulement la peur de toucher, mais plus fondamentalement l’aliénation à l’idée d’une absolue liberté autant que la peur de s’affranchir des idéologies, affirme l’enseignante Alice Godfroy.

    L’apparition de la « distanciation sociale » a totalement modifié nos échelles proxémiques. Mais loin des années 80, de nouveaux enjeux apparaissent. Le mouvement #MeToo est passé par là et la notion de consentement dans le toucher/être touché est primordiale. C’est ce que nous raconte la pédagogue Ana Stegnar, ainsi que les praticiennes du Contact Meldy Ijpelaar et Flor Campise dans ce dossier : introduire des lignes de conduite, non pas pour restreindre la pratique, mais pour se sentir « safe » et confortable.

    Lorsque je vois, je ne suis pas toujours vu, lorsque j’entends, je ne suis pas nécessairement entendu. Mais lorsque je touche, je suis touché. C’est ce que note le psychanalyste et haptonome Joël Clerget, auteur de Corps, image et contact : une présence à l’intime : « Lorsqu’on est touché, on est aussi, malgré soi, touchant. On est passif et, malgré soi, actif. C’est toute la difficulté. D’où la culpabilité et le trauma des personnes victimes d’abus. Le toucher implique une réciprocité. C’est la question du toucher non consenti. » L’objectivation, la manipulation, la prise de pouvoir n’est pas l’œuvre d’un sens, on le sait, paroles et regards sont des puissants moyens d’emprise. Inversement, le toucher offre une perception, une écoute non-frontale, une réceptivité capable de mobiliser chacun à part égale.

    Karen Nelson écrivait « Le Contact Improvisation est une révolution par le toucher ». Ce qui se joue aujourd’hui, face à la peur de l’autre, face au covid, à #MeToo, c’est aussi une révolution « du » toucher. •

    0

    Le Panier est vide