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    NDD#82 – Pratiquer le Contact Improvisation: un training contre la peur ?

    Par Alice Godfroy

    Praticienne et enseignante de Contact Improvisation, Alice Godfroy lève ici le voile sur les peurs présentes dans la pratique : les peurs de toucher et d’être touché, de chuter et surtout celles d’être libre et de sortir des idéologies. Nous publions ici un extrait de la retranscription de son discours tenu durant le « Teachers Meeting » du Freiburg Contact Festival en 2019.

    Je travaille depuis sept ans à transmettre le Contact Improvisation (CI) à l’université, à des étudiants qui sont débutants mais davantage : qui n’ont a priori pas spécialement envie de pratiquer le CI. C’est une joie, c’est un fiasco, c’est très aléatoire. Peu importe l’étrangeté de cette expérience, cet observatoire (ce tactilatoire ?) m’aura appris une chose : la peur que ressentent les autres est la matière première de ma transmission. C’est avec elle que je travaille. C’est elle que je travaille à travers les corps. Elle n’est pas réservée aux jeunes gens que j’accompagne, mais ceux-ci me font simplement le cadeau de rendre cette peur très perceptible.
    Il y a bien sûr les peurs déjà bien répertoriées du CI : la peur de toucher, d’être touché / la peur de prendre et surtout de donner son poids / la peur de perdre la face, d’être désorienté / la peur de chuter / etc. Mais regardez bien sous ces craintes massives : je crois qu’elles sont portées par d’autres angoisses moins connues, moins discutées, plus ancrées pourtant somatiquement. Je les appelle des peurs porteuses comme des poutres maîtresses, des peurs aveugles comme des angles morts. Des peurs que l’on ne voit pas.

    La peur d’être libre

    Le CI offre un cadre d’expérience – improvisée – où s’exprime très spontanément la peur d’être libre. Or, il ne s’agit pas par la pratique de transformer la peur d’être libre en joie d’être libre, mais d’abord en joie d’être absolument déterminé. Qu’apprend-on en effet en pratiquant ?
    Que nos questions ne sont pas des chaînes infinies. Qu’elles ne sont pas toutes relatives, prises dans des systèmes de relativité culturelle, contextuelle, féministe, etc. Que certaines aboutissent, se cognent sur un fond. C’est-à-dire qu’il existe des réponses substantielles et communément partagées aux questions possiblement les plus existentielles.
    Il y a un plaisir à ne pas douter de tout. Il y a un plaisir – hello, Spinoza ! – à se savoir déterminé par des invariants : je pense au sol et à son implacable réponse. Je pense à la force constante de la gravité, qui s’exerce au milieu de tout le reste qui bouge et varie. Je pense aussi à la perception de notre corps comme masse, à sa qualité de matière. Masse, poids, leviers, équilibre de forces, momentum.
    Le CI me permet d’expérimenter ceci physiquement. Il me ramène par l’expérience à cette matière que je suis (aussi) (irréductiblement). Joie de réduire mon corps à sa seule dimension de masse physique, d’objet parmi les objets du monde, d’objet soumis à ce titre aux mêmes lois physiques que le plus sourd des cailloux. Joie de goûter au déterminisme de la matière, et de jardiner cette absence de liberté fondamentale : comme avec son potager, ne pas lutter contre, mais faire avec.
    Disant cela, je ne fais pas l’apologie de l’aliénation à la matière, je ne défends aucun discours, je constate l’une des spécificités de notre pratique, celle qui consiste à chercher et expérimenter ce dénominateur commun qui nous fait complice de tous les existants. Notre destin de corps lourds, qui chutent dans le puits de l’attraction terrestre. Notre désir, à partir de là, de gagner une nouvelle forme de liberté, à même l’aliénation gravitaire et matérielle.

    Nous ne sommes pas libres, « sursum corda », réjouissons-nous ! Nous sommes joyeux d’avoir un socle commun minimal d’expérience. Joyeux de reconstruire notre gestosphère à partir de cette irréductibilité du corps-objet. Je veux dire : de ne pas construire du geste sur une idée, sur une esthétique, sur une tradition, mais à partir de la physicalité non humaine des corps, de la physicalité des choses.
    Joie enfin de nous défaire de la responsabilité d’avoir à faire : de goûter le plaisir d’être mû, d’être porté, d’être agi par d’autres forces que celles que l’on s’octroie.

    À contre-courant des discours, et de ce que l’on voudrait voir de mouvements libres dans la danse, j’aime enseigner la joie d’être un objet en mouvement. Car enfin, nous pouvons désarmer la peur d’être libres en nous sortant simplement de la tête que nous aurions à être libres. De tout.

    La peur de sortir des idéologies

    Une autre peur habite notre pratique. On la devine dans les discours produits autour des danses, par les « contacters » eux-mêmes. Elle pointe souvent son visage au cœur des « sharing circles ». Cette peur, c’est celle qui nous fait dire ce que nous devrions penser de notre expérience, plutôt que ce que nous vivons réellement à travers elle. C’est la peur de quitter les grandes routes consensuelles de l’idéologie.

    Je suis assise et décris avec mon corps un point du cercle de parole. C’est la première, la dixième, la centième fois que j’entends fuser des évidences qu’on dirait partagées, et qu’à chaque fois une petite voix muette, en moi, s’égosille.
    J’entends au-dehors des envies de se faire du bien, du bien-être, du bien-devenir, d’être bien puis mieux après la jam. Et entre gens bien de croire que le CI ira sauver le monde. J’entends en moi un malaise devant la légitimité de ces postures, et puis quelque chose qui se casse. Hé, les gars, c’est sérieux cette pratique ! Et grave comme une existence.
    J’entends au-dehors des gens qui aiment séparer le « corps » du « mental » (le gentil joli corps du grand méchant mental) : ouh, elle est vraiment très très vilaine cette tête qui nous oblige toujours à penser, alors que le corps c’est la liberté, c’est la spontanéité, la chose à lâcher dans la nature sans rênes et sans pilote. Ces gens semblent très sûrs d’eux et ils ont surtout très très envie d’être d’accord entre eux. J’entends au-dedans ma langue qui saigne : la douleur d’un langage que l’on fait parler en pauvres catégories. Je pense à la poésie, à la résistance, à la fraîcheur des dissensus. Notre pratique est souvent plus intelligente que ce qu’on en dit, mais il est grand le courage qu’il faut pour faire cesser la ventriloquie des autres en soi-même.

    Que fais-tu pour sortir ta transmission des ornières idéologiques ?
    Acter qu’il n’y a pas d’implicite dans le studio.
    Oser de vraies explorations, plutôt que de s’adosser à des machines reproductives.
    Essayer cela. Qui n’est déjà pas facile.
    La situation de transmission que je connais le mieux facilite quelque part la tâche : il n’existe aucune expérience préalable dans l’univers des somatiques ou des pratiques expérimentales du mouvement en général. La plupart de mes étudiants rêvent de faire des chorégraphies comme Beyoncé.
    Un joli défi pédagogique dans la mesure où il n’y a plus aucune évidence : ni celle d’explorer le chemin de son attention (hein ?), ni celle de se connecter à autre chose qu’un miroir (hein ?), ni celle de produire un geste sans design préexistant (hein ?).
    Cela m’oblige à tout reprendre depuis la base. à comprendre – pour moi-même d’abord – les techniques intérieures que nous mobilisons. Puis à créer les voies de leur transmission, avec fidélité, avec désinvolture, avec cet esprit critique en tous les cas qui nous rend créateurs de nos propres outils. •

    Maîtresse de conférences en danse à l’Université Côte d’Azur (Nice, France), Alice Godfroy est l’initiatrice de l’Improvisation Summer School et du Master Arts sous-parcours « Improvisation en danse ». Elle a choisi le Contact Improvisation comme champ de recherche et de transmission. Entre théorie et pratique, entre poésie et danse, elle explore les savoirs des corps dansants et les processus de poétisation de leurs gestes.
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