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    NDD # 82 – Le Contact d’aujourd’hui | Entretien avec les danseuses Flor Campise et Meldy Ijpelaar

    Dreamscapes une exploration visant à entrer dans les chambres à coucher des gens la nuit et à danser leur endormissement.

    Propos recueillis par Florence Corin

    Qu’en est-il de la communauté du Contact à Bruxelles et en Belgique aujourd’hui ? Nous avons rencontré deux danseuses impliquées activement dans cette pratique. Avec d’autres, elles s’interrogent, se rencontrent, enseignent et pratiquent. Par les questionnements et les réflexions qui surgissent, nous percevons ce qui s’y tisse : une histoire du Contact Improvisation reliée au monde qui l’entoure, actuelle et politique.

    Pouvez-vous nous dire comment vous avez rencontré le Contact Improvisation (CI) ?

    Meldy : Il y a 10 ans, quand j’habitais en Moldavie, j’ai pris par hasard un cours de danse auquel je ne m’attendais pas. On partageait son poids, on mettait son corps sur le corps des autres. J’ai été intriguée par cette question du poids et voulu en apprendre plus. Les professeurs m’ont dit qu’il s’agissait du Contact Improvisation et qu’il avait toute une histoire. Et je m’y suis plongée, au fil de rencontres diverses, pour construire ma propre histoire avec le Contact.

    Flor : En Argentine, je dansais beaucoup – principalement de la danse contemporaine – et cherchais à continuer à me former, à diversifier mon corps. J’avais un tonus hyper-fort à ce moment-là et quelqu’un m’a conseillé le Contact Improvisation. à partir de 2015, j’ai suivi plusieurs workshops avec différents professeurs et participé à des jams1. Quand je suis venue en Europe, je suis allée au Freiburg Contact Festival et c’est là que mon corps a eu un déclic. C’étaient des sensations que je n’avais jamais ressenties avant : être hyper-fatiguée et retrouver de l’énergie, se recharger et se laisser tomber, être désorientée, ne pas savoir ce que mon corps fait mais ne jamais me faire mal.

    Qu’est-ce qui est en jeu dans le Contact ?

    Flor : On discute beaucoup entre nous et nous n’aimons pas donner une définition de ce qu’est le Contact. Pour nous, c’est une pratique qui évolue toujours.
    Meldy : Ce n’est pas stable, c’est souvent dans l’après-coup que je me rends compte de ce qui m’est apparu.

    Tu peux nous donner un exemple ?

    Meldy : Au début, c’était la colère. En tant que personne identifiée comme femme, être capable de porter certaines personnes plus grandes, des hommes plus forts, ça me faisait quelque chose. Je pouvais décharger pas mal de colère dans le CI. Le fait que cette pratique est une pratique sociale, politique, cela m’intéressait aussi très fort.
    Flor : Que cela soit une pratique, une pratique collective qui ne dépend pas de toi seulement. Le contexte est important. Et on construit le Contact aussi par rapport à nos propres questions. Par exemple, je suis une femme, petite et légère, et souvent tout le monde veut me porter. Une partie de ma pratique a été de déjouer cela : comment prendre du poids sur moi, ne pas accepter un rôle préétabli. La question du consentement est aussi très présente. Toutes ces questions nourrissent nos explorations.
    Meldy : C’est pour ça que je continue de pratiquer, cela me permet de me poser tout le temps d’autres questions.

    On va fêter les 50 ans du CI, percevez-vous des moments marquants dans l’histoire de cette pratique ?

    Meldy : Je trouve important de penser à l’histoire de la danse. Pour moi, le CI a une histoire orale qui n’est pas « l’histoire officielle ». Lors de différents stages et festivals, des histoires circulent. Une qui me touche particulièrement concerne le moment où les premiers praticiens du CI ont discuté pour savoir s’ils devaient déposer un copyright sur le nom et la pratique du CI. C’est important pour moi, car penser à l’histoire, c’est aussi penser à ce moment où l’histoire aurait pu être différente.

    En quoi cette question du copyright est-elle importante pour vous ?

    Meldy : Si le Contact avait été une marque déposée, je ne l’aurais peut-être pas pratiqué. Cela aurait impliqué un système de valorisation, de hiérarchisation, de propriété. C’est intéressant que cette décision n’ait pas été prise.
    Flor : Je suis d’accord avec toi, mais je pense que dans nos pratiques, implicitement, se définit ce qui est valide ou ne l’est pas.

    C’est-à-dire ?

    Flor  : Par exemple, on privilégie l’expérimentation corporelle du poids, l’exploration physique. Les approches qui s’adressent plus directement à l’imaginaire sont moins valorisées dans certains contextes comme dans les workshops et festivals « mainstream ».
    Meldy : Il y a aussi la question du genre. Quel corps est le plus valorisé ? Même dans le CI, ce qui est considéré, c’est le corps musclé et qui sait porter.
    Flor : … qui peut pratiquer confortablement une certaine manière de faire du Contact.
    Meldy : Ce qui est lié à l’approche de l’intersectionnalité2.
    Flor : … et en lien aux corps présents dans les stages ou dans les festivals : plutôt un corps blanc, de classe moyenne !

    J’avais cette question justement sur les différents publics auxquels s’adresse le CI mais vous me dites qu’il y a une certaine uniformisation. Il n’y a pas qu’un corps blanc tout de même ?

    Meldy : Non, pas uniquement, mais il y a la nécessité de réfléchir à cette intersectionnalité. La forme elle-même privilégie l’accès à certains types de personnes. Keith Hennessy3, notamment, porte sur ce sujet des réflexions très intéressantes. Il y a eu aussi une manifestation à West Coast Jam liée au mouvement #MeToo. Je n’y étais pas mais j’ai lu principalement les articles publiés par Cookie Harris4. Ce fut une manière de questionner le harcèlement sexuel dans la pratique du Contact. Si on veut avoir une vision des 50 ans de l’histoire de cette pratique, il faut aussi parler de cela.
    Flor : Pour moi, on rencontre cette problématique car le CI véhicule l’idée d’ouverture totale, associée à celle de liberté. Je fais le lien avec la période d’émergence du CI, la période hippie. Et dans la réalité, c’est différent. Il y a dès lors des non-dits. Et là, Meldy, je rejoins ce que tu dis, c’est important de leur donner une visibilité.
    Meldy : Le Contact s’organise ici en Belgique d’une manière très urbaine, ce n’est pas une organisation homogène. Il y a des lieux très différents. Ce qui est important est qui organise, quelle personne ou quel collectif, chacune et chacun apportant des valeurs différentes. Je fais donc des choix. Je suis vigilante. Je vais là où je sais que mes oui et mes non seront respectés.

    Comment abordez-vous le toucher dans le CI ?

    Meldy : Le toucher n’est pas le fond de ma pratique du CI. On a beaucoup parlé de la notion de prendre soin. Comment peut-on pratiquer le toucher qui prend soin ? Si je me laisse toucher, c’est important qu’il y ait une confiance, plus large que juste le contact physique ; et de pouvoir articuler clairement une acceptation ou non de ce toucher.
    Flor : Ça dépend de chacune, pour moi le CI n’est pas basé directement sur le toucher. Le mot même « contact » me questionne. Je ne suis pas sûre que cela soit le bon terme pour moi. Par rapport à la question du soin – le « care » –, c’est aussi prendre en compte le soin dans la pratique. Dans certaines pratiques de CI, il y a l’usage d’un toucher plus new age qui va soigner. On ne parle pas de ce soin-là ici.
    Meldy : Ce n’est pas un toucher individuel.
    Flor : C’est un toucher en lien au collectif. C’est aussi l’idée que le corps ne se finit pas dans la matérialité du corps. Du coup, on aborde le toucher avec plein de questions. On ne va pas partager une manière de toucher mais on va plutôt partager nos questions. Il y a plusieurs types de toucher, créés, je l’espère, avec consentement. Cela nous diversifie.

    Par rapport à la pandémie, comment avez-vous vécu ces moments ?

    Flor : Au début, j’ai vu beaucoup de gens qui voulaient pratiquer le Contact. Et cela m’a rendu parfois inconfortable. Je ne me sentais pas « safe » dans certaines situations, notamment par rapport à certains discours comme « le contact sauve le monde » ou « le toucher sauve le monde ». C’est pourquoi on a beaucoup parlé ensemble du consentement. La question du consentement existait avant mais elle s’est clarifiée avec la distance sociale. La distance sociale a finalement été une excuse claire pour tout le monde pour pouvoir refuser un contact.
    Meldy : On a d’ailleurs pris plusieurs week-ends pour repréciser les guidelines des jams. En été 2020, on a organisé une jam à Tictac après le premier confinement. On s’est questionné sur l’organisation de cette jam : se sentait-on à l’aise ? Allait-on porter un masque ? On s’est dit que le toucher n’est pas au cœur du Contact et donc on a décidé d’organiser une jam SANS contact !

    Et alors ?

    Meldy : Moi, j’ai trouvé cela super.
    Flor : Mais on a dû beaucoup s’expliquer sur ce choix. Et certains n’ont pas aimé. C’est Stéphanie Auberville qui a organisé cette jam au Tictac Art Centre avec notre soutien. Toutes les trois, nous aimons repousser les limites. Quand tu es un hôte, tu as un pouvoir. Et là, on l’a utilisé pour dire « c’est une jam sans contact ». Nous partageons également un bagage d’improvisation, donc ça nous a sans doute été plus facile. C’était plus inconfortable pour ceux qui avaient une expérience principalement basée sur des exercices de cours par exemple. La communauté de CI à Bruxelles n’est pas non plus très stable. Les gens changent, on ne se connaît pas trop. C’est donc compliqué de porter une proposition si ouverte. J’ai eu l’impression que c’était plus facile de nous questionner parce qu’on était trois femmes. Si cette jam avait été organisée par un couple hétérosexuel, je me demande s’ils l’auraient questionnée de la même manière.

    Comment voyez-vous le futur du CI ?

    Meldy : Un futur construit à plusieurs.
    Flor : … Plusieurs futurs, pour que l’on puisse tisser plusieurs récits. On aime la complexité, que cela ne soit pas quelque chose de trop clean. On se questionne donc sur comment parler de tout ce qui tisse le CI. Comment on peut aborder la diversité des approches ? Et ça, c’est une question liée aux 50 ans : comment faire exister les différents récits. •

    1. Vers le milieu des années 1970, le terme de « jam » fait son apparition dans les pages de Contact Quarterly. Il désigne un espace-temps de pratique libre où des danseurs qui ne se connaissent pas peuvent se rencontrer et négocier ensemble leur danse.
    2. Forgée par la juriste américaine Kimberlé Williams Crenshaw à la fin des années 1980 dans la foulée du Black Feminism, l’intersectionnalité désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société.
    3. NDLR : notamment dans le fanzine Questioning Contact Improvisation de Keith Hennessy, issu de 15 années de questionnement sur le CI, il y interroge le racisme, l’hétérosexisme et la suprématie blanche dans le CI.
    4. NDLR : pour plus d’info, retrouvez un article ici : https://contactquarterly.com/cq/article-gallery/index.php#view=how-the-first-rule-brought-metoo-to-contact-improvisation
    Flor Campise est une danseuse argentine, basée à Bruxelles depuis trois ans et demi.
    Meldy Ijpelaar est danseuse ; née en Hollande, elle est basée à Bruxelles depuis cinq ans.
    Toutes deux enseignent le Contact et font partie de groupes de pratique et de réflexion autour du CI.
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