NDD#76 DOSSIER Travail culturel : le constat d’une souffrance
Par Isabelle Meurrens & Alexia Psarolis
Souffrance au travail, burn-out, harcèlement, le secteur culturel n’échappe pas à ces fléaux. Pourquoi ? Comment prévenir les abus de pouvoir et soutenir les victimes ? Des pistes pour réfléchir… et agir.
En 2009, l’opinion publique est stupéfaite d’apprendre la vague de suicides qui a eu lieu chez France Télécom. Les médias révèlent ce que les chercheurs, psychologues et juristes dénonçaient depuis une vingtaine d’années : l’aggravation des psychopathologies du travail. Dix ans plus tard, alors que le procès des
cadres de France Télécom s’apprête à débuter, c’est l’affaire Weinstein qui fait l’effet d’une bombe. Elle nous fait prendre conscience que la souffrance au travail n’est pas confinée au 33e étage d’une tour de la Défense ou de la City, mais que la violence sociale du monde du travail prend ses quartiers aussi bien dans les
banques et les hôpitaux que dans les sociétés de production et les théâtres. Le silence autour des comportements de certains directeurs de compagnies ou de structures est devenu soudainement très lourd et laissait apparaître une « complicité » généralisée.
La journaliste du quotidien Le Soir Catherine Mackereel a brisé l’omerta en révélant « l’affaire Strosberg » au théâtre des Tanneurs, à Bruxelles. En septembre 2018, c’est le site néerlandophone rekto:verso qui publie une lettre ouverte émanant de collaborateurs de Jan Fabre dénonçant le comportement inadéquat de l’artiste, au sujet duquel le Parquet d’Anvers mène toujours l’enquête. En France, la longue grève du Théâtre de la Commune à Aubervilliers en 2018 a également laissé voir une face sombre du milieu culturel, contrastant radicalement avec le regard que le milieu culturel portait sur lui-même, un monde dit ouvert, engagé, humaniste, où beaucoup ont un sens critique affûté pour dénoncer les dérives de la politique capitaliste dont celle en matière de travail. Les « CDN-leaks » (transcription d’une réunion de directeurs de Centres dramatiques nationaux) divulguées fin 2018 par la revue Jef Klak en disent long sur les stratégies d’artistes promus directeurs et directrices d’institutions culturelles. Parallèlement, en Belgique, la ministre de la Culture Alda Greoli proposait un nouveau décret pour la bonne gouvernance dans les institutions culturelles, mais dont le concept « gestion d’équipe » est un grand absent. Nous-mêmes témoins directs de dérives de pouvoir se déroulant littéralement sous nos fenêtres, nous souhaitions agir sans savoir par quel bout commencer.
Et c’est finalement une étude très récente codirigée par Micha Ferrier-Barbut, intitulée « La gestion des ressources humaines dans le secteur culturel. Analyse témoignage et solutions », qui nous a donné matière pour passer à l’action et publier un dossier sur la souffrance au travail dans les arts de la scène. Cette étude est probablement la première du genre, car si le secteur non marchand est le fruit d’une attention particulière, au sein de celui-ci la culture ne semble pas être un objet de réflexion comme la santé ou l’enseignement. Relever ce qui est spécifique au secteur culturel autant que de souligner les invariants relatifs à tous les travailleurs, c’est le cheminement de ce dossier. À nous vivre comme différents, nous risquons de rester dans l’ignorance, et, par conséquent, ne pas bénéficier de toutes les avancées en matière de travail.
Pour nous éclairer, Micha Ferrier-Barbut, dans son article, analyse les failles en matière de gestion d’équipe, tandis que l’avocat Jean-Philippe Cordier explicite le cadre et l’évolution de la loi sur le bien-être au travail. Le travail, s’il est marqueur d’intégration sociale, génère également souffrance et mal-être ; c’est l’objet d’un article qui envisage le travail d’un point de vue théorique. Dans le champ spécifique de la danse, les difficultés liées à la gestion d’équipe et à l’exercice du
pouvoir sont au cœur des nombreux témoignages qui n’ont pu être recueillis que sous couvert d’anonymat. La danseuse Ilse Ghekiere s’exprime sur le harcèlement et le site internet qu’elle a fondé pour soutenir les danseuses qui en sont victimes. En Belgique comme en France, les témoignages qui nous sont parvenus sont révélateurs de ces dysfonctionnements. Les articles et entretiens de ce dossier, s’ils révèlent la part sombre de nos métiers, ont pour objectif d’informer sur nos droits, sur les initiatives existantes, et susciter la réflexion. Devant les collègues que nous voyons tomber, devant la souffrance tue et ravalée, puissent ces quelques pages contribuer à tirer la sonnette d’alarme aux côtés de celles et ceux déjà engagés dans cet élan. •
Quelques pistes pour approfondir le dossier
Petite sélection de publications sur les questions de souffrance au travail dont la plupart ont servi de ressources dans l’élaboration de ce dossier.
Sur le métier de danseur
•Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser : Enquête dans les coulisses d’une vocation, éd.La découverte, 2010.
•Le travail des danseurs in la revue Repères – Cahier de danse n°21, 2008.
Plus largement sur tous les aspects sociaux de la création artistique, le livre très fourni du sociologue Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, éd. du Seuil, 2009.
Sur les questions de souffrance au travail dans le secteur culturel, l’étude de Micha Ferrier-Barbut, La gestion des ressources humaines dans le secteur culturel. Analyse témoignage et solutions chez Territorial éditions (2017) est évidement la référence.
Ces quatre ouvrages sont disponibles au centre de documentation de Contredanse.
En ce qui concerne les questions propres à la gestion :
•Rebecca Shankland et Lise Peillod-Bock, Manager en pleine conscience, devenez un leader éthique et responsable, éd. Dunod 2016.
•Thierry Nadisic, Le management juste, Sentiment de justice, engagement, bien-être, éd. PUG/UGA, 2018.
•l’ouvrage collectif, Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, Flammarion, 2013
Sur les aspects juridiques
•Jean-Philippe Cordier et Paul Brasseur, Le bien-être psychosocial au travail : harcèlement moral, harcèlement sexuel, violence, stress, conflits…, éd. Kluwer, 2009.
•Anna Cieslar, André Nayer, Bernadette Smeesters, Le droit à l’épanouissement de l’être humain au travail : métamorphoses du droit social, éd. Bruylant, 2007
ou encore Du risque professionnel au bien-être. Approches juridique et psychosociologique, éd. Anthemis, 2012
Sur les aspects psychologiques et philosophiques
Les ouvrages du psychiatre et psychanalyste Chistophe Dejours sont des références incontournables.
Citons entre autre Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale, Points, 2014.
D’un autre courant, à peine moins pessimiste le travail d’Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, éd La découverte, 2015.
Nettement plus optimiste sur les évolutions actuelles en matière de ressources humaines, à la frontière de la philosophie et de l’économie, l’ouvrage de Pierre-Yves Gomez, Intelligence du travail, Desclée De Brouwer, 2016.
Du côté de la philosophie, le philosophe belge Pascal Chabot, ancien dramaturge de Michèle Noiret signe le livre Global burn-out, PUF, 2013. Ce livre qui a donné lieu au film Burning out, dans le ventre de l’hôpital, analyse le burn-out comme une pathologie de civilisation.
C’est un point de vue partagé par Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil dans le documentaire, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (Arte, 2005).
Comment certaines entreprises dépassent le constat de la souffrance ou proposent des alternatives :
C’est ce que propose Martin Meissonnier dans le documentaire Le Bonheur au travail (Arte 2014).
Le sociologue Michel Lallement, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Le seuil 2015.
Jacques Lecompte dans sa conférence sur Les entreprises humanistes donnée en 2016 au sujet de son livre éponyme aux éditions les arènes.
Ou encore le bestseller de Frédéric Laloux, Reinventing organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015.