NDD#76 S’engager contre le harcèlement
Entretien avec Ilse Ghekiere
Propos recueillis par Alexia Psarolis
Souvenez-vous. L’année dernière, de l’autre côté de l’Atlantique, l’ancien producteur Harvey Weinstein était inculpé de deux agressions sexuelles. Le monde prenait alors conscience, hébété, d’une violence sourde qui frappait principalement les femmes. La Belgique, comme d’autres pays, allait également, tristement, drainer son lot d’affaires, comme celle de David Strosberg, ancien directeur au théâtre Les Tanneurs 1, et, plus récemment, le dossier mettant en cause le chorégraphe anversois Jan Fabre. Comment (ré)agir ? La danseuse, féministe et activiste Ilse Ghekiere refuse de rester les bras croisés. Et décide de se lancer corps et âme dans la bataille contre le harcèlement sexuel, le sexisme et les abus de pouvoir dans le champ artistique belge.
En 2017, elle obtient une bourse artistique du ministère flamand de la Culture pour réaliser et publier une étude sur le harcèlement dans le champ de la danse. Nous sommes à peine six mois avant la déferlante #MeToo…, « un timing incroyable », note Ilse Ghekiere. Durant six mois, elle interviewe une trentaine de collègues, et commence à écrire son article avant que n’éclate « l’affaire Weinstein », puis poursuit, tandis que se multiplient les révélations sordides de nombreuses actrices à l’encontre du producteur américain. « Cela a modifié mon approche » révèle Ilse. Publié initialement dans le magazine culturel rekto:verso, l’article est aussitôt relayé par d’autres organes de presse. 2 « Il a suscité plus d’intérêt que je ne l’imaginais mais aussi beaucoup de pression. Il était important pour moi que cette démarche de dénoncer les abus soit portée par la communauté des danseurs et des danseuses. Dans le prolongement de cette publication est né le groupe #WeToo sur Facebook – « bien relayé en Suède, en Norvège et en Islande avec des centaines de témoignages de danseuses » –, sans oublier l’instauration de réunions hebdomadaires au centre RoSa à Bruxelles (centre d’expertise sur le genre, le féminisme et l’égalité des chances), qui ont permis de libérer la parole et d’engager des discussions sur le droit du travail.
Un site internet, pour soutenir et informer
« Suite à ces réunions, nous avons décidé de lancer le site Engagement (engagementarts.be) pour soutenir et informer les danseuses ou toutes les personnes victimes de harcèlement sexuel dans le champ artistique. Le site est en néerlandais, en français et en anglais puisqu’il s’adresse aux danseuses et aux danseurs, une communauté internationale et nomade, se déplaçant au gré des auditions. Nous avons également invité des avocats et des avocates, les syndicats (ACOD/CGSP et ACV Puls), ainsi que le Sociaal Fonds voor Podiumkunsten (Fonds social pour les arts de la scène de la communauté flamande) pour nous informer de nos droits en tant que membre d’une compagnie ou en tant que free-lance. Lorsque l’on travaille deux mois pour une compagnie par exemple, le temps est trop court pour s’informer de ses droits ou même d’avoir un pouvoir au sein de cette compagnie. La loi stipule que chaque compagnie doit avoir un conseiller en prévention des risques psychosociaux et désigner une personne de confiance à laquelle pouvoir s’adresser en cas de problème ou de plainte. Dans le cas de petites compagnies, c’est évidemment plus difficile. En ce qui me concerne, je n’ai jamais reçu de règlement de travail, peut-être juste à Charleroi danse, mais même là, je ne savais pas quelle était la personne de confiance. Avec ce site internet, ‘Engagement’, nous voulons faire prendre conscience qu’il existe une loi sur le bien-être au travail qui définit la responsabilité de l’employeur. »
Concrètement, comment cette aide se traduit-elle ? « Il est important que les personnes témoignent de ce qu’elles ont vécu, ce qui s’opère souvent a posteriori. Dans le cas de l’affaire Jan Fabre, nous avons pu apporter un soutien psychologique aux femmes dont nous avons recueilli le témoignage – à découvert ou anonyme –, en expliquant qu’elles n’étaient en aucun cas responsables de ce qu’elles avaient subi, qu’elles n’étaient pas seules, mais l’objet d’un comportement qui sévit depuis une dizaine d’années ; il est important de dire cela. Nous avons également contacté un avocat pour mener une action collective. Nous ne recherchons pas le scandale médiatique mais on finit par s’adresser aux médias lorsque le système juridique est défaillant. Car quelles preuves peut-on apporter en cas de harcèlement ? C’est parole contre parole. Suite à une lettre ouverte écrite par une vingtaine d’interprètes de Jan Fabre où sont évoqués des faits d’humiliation et d’intimidation sexuelle 3, l’auditeur du travail d’Anvers a ouvert une enquête qui court toujours. On voit combien la procédure est longue et sans garantie d’issue. Ces femmes ne veulent pas d’argent en contrepartie mais que justice soit faite. Dans notre secteur, tout ce qu’on possède, c’est notre réputation. »
Quelle procédure pour les victimes
Rares sont les femmes qui vont jusqu’au procès, paralysées par la peur et l’aspect financier du recours à un avocat. « Cependant, ajoute Ilse Ghekiere, à l’Institut (fédéral) pour l’Égalité des Femmes et des Hommes 4, des avocates et des avocats prennent en charge des dossiers gratuitement, même s’ils sont débordés et le service n’est pas le même que celui d’un cabinet privé. Ces artistes chorégraphiques souhaitent obtenir justice d’une autre façon, comme par exemple en écrivant une lettre personnelle au chorégraphe. ‘Engagement’ encourage les personnes à confronter l’auteur des faits. De mon point de vue, le recours légal ne peut être l’unique solution car il faut des preuves pour dénoncer l’abus de pouvoir et cela n’est pas toujours facile. »
« Nous ne voulions pas reprendre sur le site les textes de loi présents par ailleurs sur d’autres sites mais plutôt décrire en néerlandais, en français et en anglais la procédure à suivre en cas de harcèlement. En premier lieu, il faut signifier à la personne qu’elle a un comportement inadéquat. Si, malgré cela, celui-ci sévit toujours, il faut alors s’adresser à la personne de confiance désignée au sein de la compagnie ou, dans le cas où cela n’est pas possible, au syndicat. Suite à #MeToo, l’ancien ministre flamand de la Culture Sven Gatz a mis en place un médiateur et une médiatrice (ombuds(wo)man) 5, dont les services sont gratuits et qui détiennent également un mandat pour procéder à une inspection. Nous encourageons les personnes à parler et, en fonction du cas, à poursuivre au niveau interne puis juridique si nécessaire. Côté francophone, ‘La Permanence F(s)’ organise un rendez-vous tous les mois à Bruxelles, un lieu de parole et d’écoute non-mixte sur les situations de violences, harcèlement et abus de pouvoir vécues par les femmes dans le milieu de la culture. 6»
Pour Ilse Ghekiere, ces questions de prévention doivent être débattues dès l’école car elles relèvent de l’éducation. « Les étudiantes et les étudiants, plus jeunes et plus fragiles, sont réticents à parler et, surtout, sont impatients d’obtenir leur diplôme. Pourtant, c’est à l’école que tout commence. »
Le public et sa responsabilité
Le combat d’Ilse et de ses collègues se cristallise avant tout sur la prise de conscience de cette frontière, aussi diffuse soit-elle parfois, entre le cadre professionnel et le personnel, de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, de la limite au-delà de laquelle il n’est plus question d’actes déplacés mais d’abus déclarés. Cette prise de conscience, essentielle, concerne tant le ou la chorégraphe que l’interprète mais également le public qui doit « s’engager à ne pas applaudir le sexisme, le racisme ou toute forme de discrimination ». La danseuse explique : « Certaines pièces sont ouvertement sexistes, où le chorégraphe a la volonté de créer une œuvre provocante (raciste ou sexiste) pour choquer les gens. Le harcèlement envers les femmes va de pair avec une certaine idée de la femme, symptôme d’une société patriarcale. Le public peut décider de ne pas applaudir, de ne pas être voyeur d’une certaine violence. L’art peut être provoquant et de façon gratuite en utilisant la nudité par exemple sans que celle-ci soit justifiée au niveau dramaturgique. Dans les années 80, il était important de montrer la nudité et l’imperfection sur scène mais ce discours a le plus souvent perdu son pouvoir de subversion. Cette liberté dans le champ artistique est peut-être utilisée comme une excuse pour en abuser. La jeune génération d’artistes chorégraphiques est aujourd’hui consciente que le recours à la nudité sur scène doit avoir lieu dans le respect ; nous ne sommes pas des poupées actionnées par un ou une chorégraphe. »
Si les affaires se sont multipliées ces dernières années, elles ne sont pas parvenues à noircir le regard qu’Ilse pose sur sa profession : « J’ai été choquée par la similarité et la récurrence de ces histoires dans le contexte artistique. Ce qui a changé en moi est de me rendre compte à quel point certains artistes ne pensent qu’à leur pouvoir et en abusent. Cependant je reste positive en observant les danseurs et les danseuses, leur façon collective de travailler, leur sensibilité, leur intelligence, et leur refus de travailler dans un environnement toxique. Les mentalités sont en train de changer et certaines choses ne sont plus acceptables. Je reste très optimiste, je le dois. » •
1. David Strosberg, ancien directeur du théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles, écarté par le Conseil d’administration suite à une succession de faits de harcèlement moral, de communications déplacées et de pressions diverses révélés dans une enquête menée par Catherine Makereel dans le quotidien Le Soir (18/11/2017).
2. L’article a été publié dans rekto:verso (10/11/2017), Diggit Magazine (14/11/2017), This Container ZZS_5 (2/12/2017), Fresh Air Magazine (12/2017), en français sur le blog d’Alternatives théâtrales (12/02/2018) puis relayé par De Standaard et De Morgen et sur des plateformes de danse internationales.
https://www.rektoverso.be
https://blog.alternativestheatrales.be/wetoo-quand-les-danseuses-parlent-de-sexisme/
3. https://www.rektoverso.be/artikel/open-letter-metoo-and-troubleynjan-fabre
4. https://igvm-iefh.belgium.be/fr
5. Ombudsman : Nina Callens et Viktor Van der Veken à genderkamer@vlaamseombudsdienst.be
6. La Permanence F(s) : lapermanencefs@gmail.com
Ombuds(wo)man :
Nina Callens et Viktor Van der Veken à : genderkamer@vlaamseombudsdienst.be (en anglais, néerlandais, français)