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  • Nouvelles de danse

    NDD#76 Pouvoir du mouvement / Mouvement de pouvoir

    Par Wilson Lepersonnic

    Depuis l’école, en passant par le travail en compagnie jusqu’à l’intérieur même des structures de création, le milieu de la danse est un microcosme étreint par une série de nœuds sociaux et affectifs. Au cœur d’une hiérarchie sociale trouble, dans une architecture bâtie autour du même amour pour l’art, les relations entre les acteurs qui la composent obéissent à des rapports de force plus ou moins implicites et tacites. Une quinzaine de danseurs et chorégraphes de danse contemporaine, salariés permanents ou intermittents du spectacle en France ont accepté de témoigner anonymement sur leur propre milieu, pour tenter de sonder la profondeur à laquelle les rapports de pouvoir sont enracinés dans les corps, les processus créatifs et les institutions.

    Du conservatoire municipal de quartier aux grandes écoles prestigieuses, l’enseignement et la relation avec les professeurs et les équipes pédagogiques sont les premiers espaces où les jeunes danseurs sont confrontés de façon franche aux questions de la soumission et de la domination. Les rapports de hiérarchie et la subordination au travail font partie de la discipline du danseur en formation : « Je me suis souvent senti infantilisé par une grande partie des professeurs et de l’équipe pédagogique ; seuls les jeunes intervenants avaient une attitude d’égal à égal avec nous, dans une logique de partage et d’échanges. À l’université à l’inverse, je n’ai jamais senti cette hiérarchie », déclare un jeune danseur. « Dans ma promotion, il nous est arrivé de questionner la programmation des artistes intervenants et le retour de bâton a été violent : la direction nous a fait comprendre que nous étions juste des étudiants et que nous réfléchissions beaucoup trop pour des danseurs. »

    Soumission à l’autorité

    La soumission face à une autorité exacerbée semble être un leitmotiv qui traverse tous les témoignages. L’image du danseur docile et exécutant fait toujours autorité dans les différentes formations des danseurs, comme pour mieux les préparer à la vie d’interprète : « Lorsque tu commences la danse jeune, c’est comme pour un sportif de haut niveau ou un virtuose de la musique : il faut énormément de discipline. Tu dois te confronter à l’autorité, à de la sévérité, tu rentres dans un système de rapport de maître à élève, où tu cherches à te rapprocher de la perfection avec une grande docilité. Ce type de soumission impacte énormément la suite de ta carrière, car tu restes toujours dans une certaine forme de soumission vis-à-vis des chorégraphes avec lesquels tu vas travailler, en répondant docilement à des consignes sans les remettre en cause. »

    La « fabrique du danseur » l’incite à se rendre malléable, à accepter de faire de son corps un objet de désir et de projection pour le chorégraphe : « Tu dois toujours te montrer sous ton meilleur jour, être sans arrêt désirable. Tu es observé au quotidien, tu es toujours en train de t’analyser, face au miroir en studio ou en vidéo, tu vois tes défauts, tu es dans un jugement permanent, le tien mais aussi celui des autres. Il n’y a pas un seul danseur que tu peux rencontrer qui n’a pas un rapport au corps biaisé par sa formation. Ton corps est ton seul outil de travail, tu le portes tous les jours avec toi… toute ta vie. Pour certains chorégraphes il n’est pas assez comme ci, pour un autre pas suffisamment comme ça… Nous sommes en permanence en train de nous remodeler physiquement, de travailler nos corps en espérant convenir à quelqu’un… »

    Face à son interprète, un chorégraphe est sans cesse en train de tirer les ficelles des rapports de force : « En tant que danseur, on se rend disponible à cette prise de pouvoir, c’est une négociation permanente, je suis constamment en train de m’adapter à la personnalité des autres artistes. ‘Domination’ et ‘soumission’ sont des mots durs mais représentent bien la réalité. » La précarité inhérente au statut d’intermittent vécue par un grand nombre d’interprètes pousse généralement à accepter ces abus de pouvoir, et rares sont les interprètes qui remettent en question ou contestent des situations généralement vécues comme rabaissantes. Dans un milieu où les carrières sont courtes et où de nouveaux émules arrivent tous les jours sur le marché du travail, les danseurs subissent parfois avec amertume les effets de la concurrence : « Lorsque tu es jeune tu es content d’avoir un contrat alors tu acceptes facilement les compromis, contrairement à quelqu’un qui a plus d’expérience. Tu essaies d’avoir des acquis en valorisant ton parcours, mais que tu aies 20 ou 40 ans, tu as toujours le même salaire. Tu sais que quelqu’un d’autre sera toujours plus docile que toi, alors tu acceptes ces conditions de travail et un salaire qui ne tient compte d’aucune expérience ou ancienneté. »

    Certains chorégraphes usent parfois d’un pouvoir abusif sur leurs collaborateurs, imposant une disponibilité autant physique que mentale, allant presque leur demander une complète allégeance. « J’ai vu mon rythme et mes conditions de travail changer du tout au tout en passant d’intermittent à permanent au sein d’une structure. Nous étions sans cesse en train de mener des actions culturelles, des ateliers avec des danseurs, des amateurs… Tout notre temps était dévolu à animer la vie du lieu et à travailler pour les créations, au service du directeur de la compagnie. En moins d’une saison, nous avions fait tellement d’heures que légalement nous aurions dû bénéficier de deux mois entiers de récupération… mais c’est impossible d’arrêter ce train à grande vitesse pour deux mois. »

    Le chorégraphe, un chef d’entreprise ?

    « On demande aujourd’hui aux chorégraphes d’avoir des compétences de manageur, alors qu’ils n’ont jamais reçu de formation adéquate. » Les chorégraphes qui sont aujourd’hui à la tête de grandes structures ou de compagnies sont de véritables chefs d’entreprise. Si une majorité de ces artistes a certainement connu des situations similaires d’abus de pouvoir et de forte subordination, certains reproduisent cependant ce même schéma hiérarchique, quitte à brouiller des relations de confiance ou d’amitié. Interrogé sur cette relation hiérarchique inhérente à son statut d’employeur, un chorégraphe indique être toujours en train de négocier avec ses danseurs : « Tout se joue continuellement dans un rapport d’intérêt les uns vis-à-vis des autres. Le contrat moral que tu entretiens avec tes danseurs est un ajustement permanent des rapports de pouvoir, de consentement mutuel, mais il arrive toujours qu’une des deux parties se sente abusée par l’autre. Pour ma part, je suis constamment en train de prendre sur moi et de faire des efforts pour acheter la paix sociale dans la compagnie. »

    Si ces rapports de subordination sont partie intégrante du modèle patronal qui semble s’opérer ici, certains chorégraphes cherchent à gommer la violence des rapports et à aplanir la pyramide hiérarchique : « Quoi qu’il arrive, il existe toujours un rapport de pouvoir, du moment où il y a quelqu’un qui dirige un projet et des gens qui sont au service de ce projet, mais je pense que nous pouvons avoir un espace sans hiérarchie, où tous les rôles ont leur importance. Personnellement, l’endroit où je mets en premier de la valeur dans mon travail, c’est dans l’humain. J’ai eu énormément de chance dans mon parcours d’interprète, c’est peut-être dû à mon caractère, mais j’ai toujours eu le sentiment d’être au service d’un projet et non d’une personne. »

    Dans les milieux artistiques, le travail de création se joue aussi en dehors du studio, déborde du cadre horaire défini des répétitions, « des moments de vie qui font partie de la vie de la compagnie. » Si ces moments informels de socialisation hors des plateaux semblent être toujours appréciés des interprètes, certains révèlent se sentir obligés d’y participer pour ne pas se sentir à l’écart du groupe ou rater des moments qui fédèrent le collectif : « Ces moments brouillent les rapports que tu peux entretenir avec le chorégraphe et c’est parfois perturbant : la veille tu rigoles en terrasse jusque tard avec lui et le lendemain on te reproche de ne pas être assez en forme. »

    La relation au programmateur

    Sortis des plateaux, les chorégraphes sont ensuite à leur tour soumis à d’autres rapports de force et de soumission, devant s’acoquiner et entretenir un capital de désidérabilité avec les programmateurs et les directeurs au sein d’un contexte que beaucoup comparent à un panier de crabes : « J’ai vu progressivement les relations entre les chorégraphes et les structures changer de nature, le pouvoir et la force attractive, changer de camp. Au début des années 80, les artistes avaient énormément de pouvoir comparé à aujourd’hui. Les proportions de l’offre et la demande étaient très différentes : il y avait à l’époque moins d’artistes, les lieux étaient en train d’ouvrir un peu partout et c’était beaucoup plus simple d’être repéré et de montrer son travail. Aujourd’hui, les programmateurs font la pluie et le beau temps sur la danse, les artistes sont de petits ingrédients dans une programmation, ils sont devenus les ouvriers spécialisés des structures. » Si les lieux et les chorégraphes sont autant dépendants les uns des autres pour exister, nombre de ces derniers révèlent se sentir comme un pion sur l’échiquier de l’autre, « utilisés à des fins personnelles, d’image du lieu ou de notoriété ».

    La question du pouvoir prend un tout autre chemin lorsqu’elle est abordée du point de vue du chorégraphe. En effet, l’intégralité des artistes interviewés a dénoncé avec insistance le comportement despotique de certains programmateurs : « Dès qu’il y a pouvoir, il y a abus d’une manière ou d’une autre, volontaire ou non. Entre la pression de mener une institution et leur désir personnel, cette tension peut s’échapper parfois dans leurs rapports aux artistes. Le chorégraphe est toujours en position de quémandeur, donc en certaine position de faiblesse. L’ignorance peut s’avérer très violente pour un jeune artiste qui arrive sur le marché. Il faut attendre parfois plusieurs années pour avoir une simple réponse ou un rendez-vous, juste être considéré. » Ces exercices de pouvoir semblent être vécus de manière quotidienne par les artistes, qu’ils soient interprètes au service des chorégraphes, ou créateurs au service des institutions ; ces espaces sont vécus comme de véritables champs de batailles : « C’est une évolution qui va de pair avec celle de la société, qui génère des endroits de concurrence et de dureté du métier. Comparés aux précédentes générations, les jeux de pouvoir deviennent plus violents. Même ceux-ci ont toujours existé, j’ai le sentiment qu’ils sont aujourd’hui encore plus visibles et sensibles. Certains programmateurs et directeurs se comportent comme des monarques, et personne n’ose se révolter car on est tous terrorisés à l’idée de perdre le peu qu’on a déjà. »

    Liens affectifs

    À l’échelle des lieux, les maisons de création ou de diffusion cristallisent ces rapports de pouvoir complexes au sein de l’équipe artistique, auxquels s’ajoutent les tensions supplémentaires de la vie en entreprise. Bien souvent, la vie d’un théâtre est fermement imbriquée dans celle des gens qui y travaillent, rendant perméables les frontières entre la vie professionnelle et la vie privée : « Le milieu de la danse a cette particularité de mélanger les cercles, il y a toujours autre chose qui se joue, autre qu’une relation purement professionnelle. Nous sommes donc toujours plus enclins à accepter des situations abusives quand cet écran affectif nous empêche de véritablement nous rendre compte de ce qui convient ou pas au droit du travail. » Dans ce contexte stimulant, animé, souvent festif, propice à la création de liens sociaux, cette impression de famille ressentie par la majorité des personnes interviewées induit un attachement émotionnel et affectif qui déborde des cadres définissent habituellement l’activité professionnelle.

    Ces situations problématiques et ces débordements sont favorisés par une absence de référents au sein des structures. Comme dans les compagnies de danse, l’administrateur endosse si besoin le rôle des ressources humaines, alors que bien souvent l’impasse est largement faite sur le droit du travail. Ces structures semblent rester des espaces d’exception, menées d’une main de maître par des directeurs ou directrices charismatiques et tout-puissants, situation confirmée par bon nombre de salariés : « Dans certains lieux, le droit du travail n’a aucune prise. Des directrices, directeurs, parfois des artistes, sont attaqués en justice par d’anciens employés. Sous prétexte que ces personnalités font un travail reconnu, considérable, de qualité dans le milieu, elles restent impunies. Il suffit de voir les offres d’emplois courts ou de stages qui circulent pour se rendre compte des turnovers incessants dans certaines équipes administratives. Les tutelles ferment les yeux sur ce qui se passe mais une grande majorité de la profession est au courant. Aujourd’hui, il y a un véritable fossé entre ce qui se passe sur les plateaux et dans les bureaux, ce qui est communiqué au grand public et ce qui se passe réellement… Ça me fait sourire de voir certains directeurs et directrices programmer des artistes qui produisent des pièces sur le collectif, le vivre ensemble, sur des questions post-coloniales, d’émancipation, de subversion des rapports de domination… au cœur même de lieux où toutes ces situations se jouent de façon particulièrement tranchante quotidiennement. »

    Comme échappés d’une boîte de Pandore trop longtemps cadenassée, ces différents témoignages révèlent un véritable malaise flottant dans le milieu. Ces histoires désenchantées n’ont malheureusement rien d’inédit : l’enquête du sociologue Pierre-Emmanuel Sorignet déployée dans l’ouvrage Danser : Enquête dans les coulisses d’une vocation (éd. La découverte) évoquait déjà ces situations avant les années 2000. Ce nœud enserrant la création chorégraphique ne semble pas encore prêt de se relâcher. La saison dernière, plusieurs mouvements spontanés et autonomes réunissant des professionnels de la danse sont apparus à quelques mois d’intervalle. À travers plusieurs lettres ouvertes, ensuite largement relayées dans la presse et les réseaux sociaux, ces nouveaux garde-fous longtemps attendus ont révélé au grand jour de multiples situations de chantage sexuel, de harcèlement moral, d’abus de pouvoir, de racisme, de patriarcat, de hiérarchie écrasante, avec pour matière de nombreux témoignages… Suite à cette libération de la parole, un lent éveil des consciences semble aujourd’hui s’opérer dans le milieu de la danse ; reste à trouver les actions et les leviers efficaces pour renverser cette architecture sclérosée. •

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