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  • Nouvelles de danse

    NDD#76 L’entreprise culturelle à la loupe

    Par Micha Ferrier-Barbut

    Dans le cadre de mes activités professionnelles et sur un temps assez long, j’ai eu à étudier les conditions dans lesquelles naît ou se développe un projet artistique.

    Pour les besoins d’une formation à la direction d’entreprises culturelles, les étudiants de Master devaient produire un rapport décrivant tous les axes d’action de la structure dans laquelle ils effectuaient leur stage : le projet, les publics, le lieu, la structure juridique, la gouvernance, le budget, l’administration, la fiscalité, etc. Naturellement il était demandé d’appliquer cette même grille d’analyse aux dimensions humaines de l’entreprise : masse salariale, organigramme, statuts, parité, instance représentative du personnel, gestion, turnover, etc.
    La lecture attentive des rapports sur un grand nombre de promotions nous a conduits à une évidence que nous-mêmes avions du mal à nous formuler : les ressources humaines sont dans la plupart des cas un angle mort de l’entreprise culturelle, et ce quel que soit le domaine. Les propos de stagiaires mentionnant le fait que la direction ne voulait pas leur transmettre les éléments n’étaient pas rares et, dans le même temps, de nombreux témoignages de souffrance au travail par les équipes en place nous étaient rapportés, nous encourageant à creuser plus avant la piste inexplorée des conditions de travail de ce secteur.

    Nous avons pu constater que si les composantes de l’organisation, artistiques, administratives ou budgétaires sont appréhendées de manière assez professionnelle par les équipes en place, l’axe ressources humaines ne bénéficie pas du même traitement. La professionnalisation à l’œuvre dans l’ensemble du secteur n’avait pas impacté avec le même niveau de qualité les aspects humains de l’entreprise culturelle.

    Contexte

    L’emploi culturel se déploie dans différents secteurs comme ceux des arts visuels, de l’édition écrite, du spectacle vivant, du patrimoine, de l’audiovisuel ou de la publicité et de la communication. Il recouvre un grand nombre de métiers, allant de celui de chorégraphe par exemple, à celui de gestionnaire, ou encore de libraire.
    Travailler dans la culture est attractif. Il se forme chaque année plus d’étudiants que ce que le marché peut offrir en postes, avec une tendance encore plus lourde dans les métiers artistiques (dédiés au théâtre, à la danse, à la musique…). Et cette offre de formation ne cesse de croître.
    Par ailleurs, les chiffres sur le plan européen (avec quelques différences par pays) montrent un tassement de l’emploi depuis plusieurs années, dressant un tableau contrasté : la culture forme de très nombreux postulants, son attractivité ne cesse de croître alors que le recrutement s’infléchit.
    Ces phénomènes s’inscrivent d’autre part dans un contexte généralisé de désengagement des financements publics, dessinant ainsi la combinaison idéale pour générer de fortes tensions sur le plan humain.

    Caractéristiques

    Bien sûr, cet emploi culturel présente de grandes différences selon les domaines (spectacle vivant, audiovisuel, patrimoine…). Nous ne rappellerons ici que les caractéristiques les plus signifiantes qui aident à comprendre ce qui traverse le monde culturel :

    – Une population beaucoup plus diplômée que la population active totale

    Les professionnels de la culture cumulent deux marqueurs sociaux qui les distinguent significativement des autres catégories de travailleurs : ils sont issus d’une catégorie sociale plus aisée que l’ensemble des actifs et, par ailleurs, leur niveau de diplôme est plus élevé que dans l’ensemble des actifs. Cette double caractéristique s’accentue sur les 20 dernières années.

    – Une féminisation croissante mais des inégalités flagrantes

    Alors que ce secteur se vit comme avant-gardiste et prescripteur de tendances, les femmes continuent de vivre des situations de discrimination dans la culture. Les efforts indéniables accomplis pour renforcer la place des femmes à la direction des institutions culturelles en spectacle vivant ou pour ouvrir davantage la programmation des lieux aux créatrices n’ont pas permis de mettre un terme à des situations d’inégalité toujours aussi inacceptables. Alors que les diplômé-e-s des formations culturelles qualifiantes sont majoritairement des femmes, les postes de direction, d’encadrement de haut niveau ou de gouvernance sont détenus par les hommes. Qu’il s’agisse des niveaux de salaires, des niveaux de responsabilité, des temps de travail, du montant des aides allouées, beaucoup d’indicateurs restent au rouge en matière d’égalité hommes-femmes dans ce secteur d’emploi.

    – Une proportion de jeunes et de seniors plus importante

    Dans un contexte où le vieillissement des effectifs touche l’ensemble du monde du travail, le secteur culturel se voit doté d’une situation où le vieillissement et la part des seniors des professions culturelles y sont plus importants que dans l’ensemble des professions.
    Alors que pour l’entreprise « classique » savoir retenir ses travailleurs âgés peut parfois être synonyme de survie dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, pour l’entreprise culturelle la difficulté est plutôt de laisser partir ses seniors pour faire place à des effectifs plus jeunes, plus qualifiés et toujours plus nombreux.

    – Un grand nombre d’emplois précaires

    La fragilité et le repositionnement des financements publics ont eu pour conséquence, depuis plusieurs années, la montée d’un emploi instable et flexible. On assiste ainsi à la progression des contrats courts (CDD, intermittence), au retrait des CDI, ce à quoi il faut ajouter une flexibilité de plus en plus grande (temps annualisés, de très nombreux employés n’ont pas les mêmes horaires d’une semaine à l’autre et beaucoup travaillent en horaire de soirée).

    – Un profil socioprofessionnel particulier

    Les « cultural workers », ainsi que les qualifie la sociologie, se distinguent par une typologie un peu à part. Travaillant généralement sur le mode projet, adaptables, ces profils montrent un attachement passionné au travail et à l’identité de travailleur créatif. Leur environnement professionnel se caractérise par
    des horaires importants, un effondrement ou affaiblissement des frontières entre le travail et les loisirs, des rémunérations faibles et de profondes expériences d’insécurité et d’anxiété quant au fait de trouver du travail. Personnalités indépendantes, autonomes, avec un idéal de soi développé, créatives, sensibles, émotionnellement très impliquées, souvent rétives au cadre, elles sont très attachées à la notion de différence.
    Certaines de ces caractéristiques – comme la qualification, l’autonomie au travail, l’engagement, la flexibilité – sont des qualités recherchées dans le mode du travail. Elles sont synonymes d’une forme de maturité sociale de l’organisation où la créativité, la coopération, la cohésion d’équipe assurent l’équilibre nécessaire. Or, dans le secteur culturel où la réflexion sur le capital humain est particulièrement pauvre, ces qualités mal appréhendées, insuffisamment soutenues, voire ignorées, se voient transformées en facteur de souffrance.
    Les témoignages sont nombreux qui font état du désarroi dans lequel se trouvent les salariés face au manque de prise en compte de la dimension humaine des organisations dans lesquelles ils travaillent. Cette absence de vision du capital humain favorise le développement de risques psychosociaux qui n’épargnent pas de nombreux établissements culturels.

    Jeremy Javierre © BURNING
    Les risques psychosociaux

    On qualifie de risques psychosociaux (ou RPS) les éléments qui portent atteinte à l’intégrité physique et à la santé mentale des salariés au sein de leur environnement professionnel. Ces risques peuvent recouvrir différentes formes ; ils sont la cause de plusieurs maux et pathologies (problèmes de sommeil, dépression, troubles musculo-squelettiques, maladies psychosomatiques, etc.)

    Les risques psychosociaux touchent différents registres : le registre individuel avec la manifestation d’un mal-être, celui du travail, de ses modalités d’organisation et de management, celui de l’imaginaire organisationnel (c’est-à-dire des représentations que l’on se fait du métier, de son sens, de l’organisation, etc.) et enfin celui d’un contexte institutionnel plus global.

    – Les spécificités du spectacle vivant

    Quels sont les principaux risques liés aux rapports sociaux dans le travail qui pèsent dans le spectacle vivant et plus spécifiquement sur la danse ? La vulnérabilité de ce secteur en matière de RPS repose sur différents facteurs où le modèle de l’entreprise, la place des pouvoirs publics ou celle des instances de gouvernances jouent un rôle important.

    – Des « structures simples »

    La structuration du champ du spectacle vivant, celui de la danse en particulier, s’est faite depuis plus d’un demi-siècle autour de la figure de l’artiste comme interlocuteur unique, à qui toutes les clefs de l’entreprise sont confiées. Personnage incontesté, il détient toutes les sources d’autorité : celle artistique, bien sûr, mais aussi celles administratives, juridiques, financières et sociales. On peut souligner pourtant que ces fonctions ne mobilisent pas les mêmes compétences.
    Pour mettre en œuvre un projet auquel ils consacrent toute leur énergie, ces femmes et ces hommes s’appuient alors sur ce qu’il est convenu d’appeler des « structures simples ». Polyvalence et faible standardisation des tâches, place d’autorité incontestée du directeur, cadre peu formalisé sont les caractéristiques de ces structures décrites par H. Mintzberg 1 « Dans la structure simple, la division du travail est imprécise, l’encadrement réduit (…). Les comportements y sont peu formalisés, toutes les décisions ont tendance à être prises par le directeur général. (…) Tout tourne autour de lui, les buts de l’entreprise sont les siens, la stratégie de l’entreprise reflète sa vision personnelle de la place de sa structure dans le monde. »
    Ces caractéristiques informelles se trouvent renforcées par le rôle joué par les tutelles (pouvoirs subsidiants) et la gouvernance dans les CA d’associations. En choisissant comme interlocuteur unique le directeur/l’artiste qu’elles ont nommé, elles participent à la fragilisation des fonctions de contrôle, de régulation, d’encadrement ou de protection des moyens du projet.
    Par le peu de place faite à la représentation collective, au dialogue social ou à la justice interne, et par le peu de suivi des tutelles, le système engendre de fait des risques de souffrance importants.

    – Le déni de RPS

    Même si les choses commencent à changer, il persiste un tabou important sur l’évocation de souffrances au travail dans le monde culturel. Ceci s’explique de différentes façons : par l’organisation du champ d’abord, où, comme on l’a vu, une hiérarchie de travail pyramidale forte inhibe encore beaucoup les prises de conscience collectives ou individuelles.Mais cela s’explique aussi par l’économie du système. Les tutelles et la gouvernance des CA, trop peu outillées en cas de signalement de souffrance au travail, préfèrent la plupart du temps fermer les yeux plutôt que d’intervenir. Signaler un comportement inadéquat relève du parcours du combattant, et les victimes sont nombreuses à préférer se taire plutôt que d’affronter un système institutionnel et juridique jugé trop frileux dans la prise en charge des demandes de réparation.
    Par ailleurs, les victimes savent que si elles parlent elles prennent le risque de se marginaliser et sont à peu près sûres de perdre leur emploi (dans 95 % des cas les danseuses perdent leur emploi lorsqu’elles dénoncent des faits de harcèlement) 2.
    Un descriptif détaillé des risques psychosociaux permet d’identifier ceux qui menacent l’entreprise culturelle : rythmes de travail, manque de fonctions supports, insécurité de la situation au travail sont ceux qui sont le plus souvent évoqués comme points de fragilité.Dans une tendance où les salariés sont de plus en plus familiers de ces notions, le monde de la culture se distingue en conservant encore une forme de déni quant aux RPS car travailler dans la culture a un côté valorisant, et parler de ses conditions de travail est souvent difficile. Sortir du déni, savoir identifier les RPS, déterminer quelles menaces spécifiques ils représentent permet de concevoir une suite de démarches qui va de la prévention à la conception d’un cadre de travail pour penser une organisation juste et bienveillante, à l’écoute de ses salariés.

    Comment faire ?

    Le monde de la danse, par son positionnement esthétique original, est particulièrement exposé à la question des limites intimes et à celle de la dignité dans le cadre professionnel. À l’heure du mouvement #metoo, ce monde est confronté à la nécessité d’une prise en main de son avenir sur le plan de ses conditions de travail.

    – Sur le plan institutionnel

    De même qu’elles jouent un rôle important dans l’accompagnement à la professionnalisation du secteur, par le cadre de réflexion qu’elles mettent à disposition ou par les aides consenties (aides à l’emploi, à la formation), les tutelles ont un rôle à jouer en faveur de la qualité de vie au travail dans les entreprises culturelles.
    Cela peut se traduire par la diffusion des chartes qu’elles ont contribué à mettre en place, par l’obligation à la formation des managers, par une attention portée à la présence d’une démarche Qualité de Vie au Travail et/ou RPS dans les structures qu’elles soutiennent, ou enfin par un encouragement à la formation des instances de gouvernance (membres des CA d’associations).

    – Sur le plan des organisations

    Aux modèles traditionnels d’organisation de l’entreprise – c’est à dire ceux suivant des principes de structure hiérarchique et centralisée, au centre de laquelle la figure autoritaire du dirigeant règne en maître – viennent actuellement répondre un certain nombre de modèles dits « innovants » qui proposent de repenser le rôle des managers, la place des salariés, la répartition des pouvoirs et des capacités d’innovation au sein de l’organisation.
    Les nouvelles formes d’organisation telle l’entreprise humaniste 3 ou l’entreprise libérée 4 promeuvent une forme de management éthique et innovant très encourageante pour l’avenir du monde du travail. Le secteur culturel, par essence perméable aux transformations et aux changements du monde, pourrait être un terrain d’accueil privilégié pour ces nouveaux modèles d’organisation qui placent l’humain au cœur du projet.

    – Sur le plan des équipes

    Renforcer le travail collectif et la coopération est une voie prometteuse pour améliorer la qualité de vie au travail. Concrètement, cela peut se traduire par la mise en place au sein d’un service ou d’une équipe de temps d’analyse de pratiques professionnelles ou de régulation – souvent en présence d’une personne tierce à l’organisation – pour co-analyser des situations de travail, qu’elles soient problématiques ou ordinaires, et renforcer ainsi la créativité et l’innovation.
    Le développement du collectif est un moyen durable de prévention de la santé au travail. Il est aussi et surtout une voie d’avenir pour des entreprises culturelles, où créativité et bien-être pourront agir comme un levier puissant de transformation. •

    1 Henry Mintzberg. Structure et dynamique des Organisations. édition d’organisation, 1982.
    2 Chiffre cité lors de la rencontre organisée par La Permanence le 31 janvier 2019.
    3 J. Lecompte. Les entreprises humanistes, comment elles vont changer le monde. éd. Les Arènes, 2016.
    4 I. Getz. L’entreprise libérée. édition Fayard, 2017.
    Après un parcours en sociologie, science politique et management, Micha Ferrier-Barbut est aujourd’hui consultante en management et bien-être au travail pour les entreprises culturelles. Elle a codirigé l’étude La gestion des ressources humaines dans le secteur culturel. Analyse témoignage et solutions (Territorial éditions, 2017).
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