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    NDD#70 « Lire est un acte de création » échange avec la chorégraphe Louise Vanneste

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Un livre de Jim Jarmusch sur la table, un carnet de notes et un crayon gris, Louise Vanneste, cheveux longs et teint pâle, semble sortie d’un film de Truffaut (Les Deux Anglaises et le continent figure parmi ses films préférés). Les livres, ses compagnons de route depuis sa tendre enfance, sont des sources d’inspiration, dans lesquels elles puisent sensations et images. Elle ouvrira la biennale de Charleroi danse avec Thérians – inspiré de Virginia Woolf –, où elle danse aux côtés de Youness Khoukhou. Échange avec une « chorégraphe littéraire ».
    Quelle place occupe la littérature dans ta vie et dans ton travail de chorégraphe ?

    Mon père m’a donné très tôt le goût de la littérature. Elle imprègne mon travail de façon quotidienne, qu’il s’agisse de romans ou d’essais. Au début de chaque création, il y a toujours un livre que je lis et relis de façon presque obsessionnelle et qui m’accompagne tout le long du processus créatif comme une muse distante.

    Ta nouvelle création, Thérians, s’inspire d’Orlando de Virginia Woolf. Comment passer du récit littéraire à l’abstraction de la danse ?

    J’ai toujours affirmé que je ne voulais rien raconter, que ce n’était pas là que ça se situait pour moi mais dans le domaine du sensible, du pluri-sensoriel ; je ne voulais pas être univoque dans le propos, ni travailler sur une thématique précise. Mais cette question de la narration me préoccupait ; une œuvre de spectacle comporte également un début, un milieu et une fin. Mon lien à la narration, c’est la littérature, le roman qui m’accompagne depuis mes 7-8 ans. Pour cette nouvelle pièce, je m’inspire de la structure narrative d’Orlando, où le héros devient, au cours du roman, un personnage féminin. J’ai évacué le reste du récit de Virginia Woolf pour ne conserver que sa structure : abruptement, le sujet passe de « il » à « elle » et le récit se poursuit. Le seul fait d’avoir emprunté cette structure de base a engendré de multiples questions : celle du solo pour plusieurs danseurs, de l’identité multiple, de la ressemblance ; celle du changement et de comment on crée un trouble entre deux personnes sur le plateau. Qu’est-ce que cela implique du point de vue de la lumière et du son, dans la manière de danser, de bouger ? Et évidemment les notions de masculin et de féminin. C’est la présence narrative qui m’intéresse dans Thérians, la rendre habitée sur le plateau, vivante et mystérieuse. Au-delà de l’histoire, la question demeure : qu’est-ce que raconter ?

    As-tu demandé à tes collaborateurs de lire Orlando ?

    Non, je ne voulais rien imposer, chacun était libre de le lire ou non ; il n’était pas indispensable d’avoir cette base commune. J’en ai beaucoup parlé et je trouve tout aussi intéressant que l’imaginaire de mes collaborateurs puisse être activé par moi qui raconte le livre, avec ma manière de raconter. Je suis en train de lire Le Conteur de Walter Benjamin, qui traite de cette transmission orale, en voie de perdition. Nous sommes aujourd’hui baignés dans l’information avec tous ses détails, sans appel à l’imaginaire. Ce côté primitif du récit fait écho à Thérians, dans le rapport à l’être et à l’animalité.

    Assimiles-tu le lecteur et son livre au spectateur face à une œuvre chorégraphique ? La scène serait-elle semblable aux pages d’un livre ?

    Oui, il existe une intimité entre le spectateur et le spectacle, semblable à celle du lecteur et son livre. En tout cas, c’est ce que je tends à chercher. La lecture est une mise en scène, durant laquelle on ne cesse de produire des images mentales, reconvoquant un passé et puisant dans nos références. Comme disait Schirren, on ne se souvient pas de quelque chose, on le recrée, on le reproduit. Pour ma part, la démarche de la lecture – quel que soit le livre – est une rencontre, une forme de communication ; il s’agit aussi d’une solitude, une solitude positive, riche et habitée. La scénographie de Thérians a plusieurs fois été comparée à un livre…

    Si lire est un acte de création, comment dialoguent en toi la lectrice et la chorégraphe ?

    Quand j’entame ma lecture, j’ai toujours la sensation physique de plonger. Et puis, il y a les mouvements de pensée que cela engendre. Quand je lis, je mets en scène mentalement. Il y a beaucoup de physicalité, des températures de lumière et des corps. Le son, curieusement, est assez absent. La lecture comme paramètre de création chorégraphique me relie en tant que chorégraphe aux autres lecteurs. Dans chaque projet, j’aime chercher un lien avec le spectateur, un point d’achoppement. Pour Gone in a Heartbeat, le lien était la danse : danser sur les musiques que l’on aime, danser en boîte de nuit, danser à un mariage. Ici, c’est la lecture.

    Serais-tu tentée de travailler avec un écrivain ?

    Nous avons eu cette discussion avec Mylène Lauzon, directrice de La Bellone, où j’ai été en résidence début septembre. Elle me faisait remarquer que les auteurs qui m’inspiraient appartenaient tous au XXe siècle : Michel Tournier, Virginia Woolf, Louis-Ferdinand Céline… Oui, pourquoi ne demanderais-je pas à un auteur d’écrire une histoire afin de m’en emparer ? Mais mon rapport à la littérature est lié à la mémoire ; j’ai lu tous les livres que j’ai choisis quand j’avais entre 15 et 30 ans. Travailler avec un auteur du XXIe siècle serait une démarche courageuse de ma part ! Cela dit, j’aime, par exemple, l’univers que crée Philippe Djian au travers de ses livres, ou encore celui de Russell Banks.

    Thérians initie un cycle littéraire. Quelle en sera la suite ?

    À travers les aulnes (2018) sera une déambulation chorégraphique constituée d’extraits de livres qui m’ont touchée. Il s’agira de se prêter à un exercice de mise en scène mentale. Je choisis un extrait de roman et observe l’image que je me suis représentée en termes d’ambiance, de couleur, de temporalité, de musicalité… et je vais reproduire ces images mentales en convoquant le médium adéquat pour cela : son, corps, vidéo, photo, lumière… médiums avec lesquels je travaille depuis une dizaine d’années. Cette exposition vise à recréer la solitude du lecteur avec son livre, de donner la possibilité au spectateur d’un voyage solitaire… •

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