NDD#70 Allier danse et littérature, l’enjeu du contemporain
Par Magali Nachtergael
Dans l’état contemporain de la danse, les arts se servent les uns les autres, se croisent, s’enrichissent mutuellement et communiquent de façon plus directe avec le monde.
On pourrait parler d’une danse en contexte, connectée, pour laquelle le texte n’est plus une matrice à appliquer ou à suivre (le fameux livret de ballet), mais une structure imaginaire, conceptuelle, voire un contrepoint esthétique ; on pense ici à la rencontre entre Mathilde Monnier et Christine Angot sur scène pour leur création commune La Place du singe (2005). Dans cette pièce, écrivaine et danseuse dialoguent directement : Monnier commente le texte d’Angot, en gestes, réponses oralisées, qui évoluent d’ailleurs au fil des représentations. L’expérience témoigne aussi de la place du danseur-chorégraphe dans la nouvelle configuration de la danse contemporaine ; ce danseur a aussi un mot à dire, un regard à poser sur ce qui est dit, un geste à faire en réponse à une parole. En effet, la condition contemporaine de la danse a fait surgir une nouvelle figure, symétrique de l’écrivain qui monte sur scène, celle du danseur qui parle. Danseur qui déclame, danseur qui écrit, prolonge aussi l’autre figure du chorégraphe lecteur, chorégraphe traducteur : la danse démultiplie ainsi ses faces actives et rend plus complexe la réception de pièces qui engagent elles-mêmes des modes de lecture alternatifs. La danse engage également des imaginaires littéraires qui traversent la scène, le corps du danseur ou les chorégraphies, déclinant des univers fictionnels à la fois familiers et inédits.
Faire voir la littérature dansée
Lorsque sort en 2005 le film de Claire Denis Vers Mathilde, le spectateur découvre visuellement et matériellement l’importance de la phase de lecture collective chez Mathilde Monnier, cela en amont de la préparation physique des danseurs. Le principe de « se mettre à table », développé en 2003 avec sa pièce collaborative Allitérations, dans laquelle le philosophe Jean-Luc Nancy lisait un texte sur scène, dévoile sous l’œil de la caméra son origine livresque. L’écriture et la lecture irriguent la pensée chorégraphique tout autant qu’elle leur sert d’outil de transmission. Depuis les débuts de la notation chorégraphique (Laban, Benesh), la question de la transmission des pièces s’est posée, la danse moderne intégrant dans son répertoire des réponses, soit sous forme de matrices conceptuelles (William Forsythe), soit par la mémoire directe des gestes (Pina Bausch). Depuis plusieurs années, cette dimension mémorielle et conceptuelle a en quelque sorte fusionné pour donner lieu, comme Anne Teresa De Keersmaeker a choisi de le faire, à des carnets de retranscription en collaboration avec la théoricienne Bojana Cvejic, qui font alterner images, dessins et textes pour tenter de garder des archives ouvertes et vivantes de la création. Mais au geste chorégraphique s’ajoutent parfois des discours, des textes, des bribes de paroles ou des évocations littéraires qui tissent une trame toute singulière et personnelle de son auteur.
Je danse, donc je parle
Auteur donc, le danseur ? Par intermittences, les rôles sont interchangeables, jusqu’à produire des œuvres hybrides. Simone Forti, dans les années 1980, fait figure de pionnière en la matière. Après avoir travaillé avec Merce Cunningham, elle développe à New York son propre concept de « logomotion », une danse narrative, idiosyncrasique, qui se manifeste par une syntaxe gestuelle qu’elle augmente par la suite de paroles. Si le geste est signe implicite, le danseur – et plus significativement la danseuse – ne s’interdit plus de parler à voix haute, donner de sa propre voix, quitter le monde silencieux. De la même génération, Daniel Dobbels, à l’instar de Dominique Bagouet, qui a laissé de précieux carnets et marqué une génération de danseurs, a mis l’écriture au cœur de sa pratique chorégraphique, en fondant la revue historique Empreintes (1977), mais aussi en écrivant régulièrement sur la danse. Dans cette « empowerment » par la parole, la danseuse aussi a son mot à dire. Dans I AM 1984 de Barbara Matijevic et Giuseppe Chico (2008), la Conférence dansée de Louise Desbrusses (2015) ou la performance numérique Sérendipité de Pauline Simon (2016), le récit, le discours et la poésie hasardeuse d’un moteur de recherche s’entrelacent avec les gestes dansés. La construction narrative et autofictionnelle des premiers fait résonner un « je » qui s’affirme sur scène à la fois comme auteur, danseur et sujet. Cette nouvelle fonction-auteur, pour reprendre une expression de Michel Foucault, endossée par le danseur, autonomise sa propre capacité créatrice. La danseuse et chorégraphe Enora Rivière, brisant encore un peu plus le silence, publie dans ob.scène : récit fictif d’une vie de danseur un monologue intérieur composite qui dévoile les mouvements intimes de la pensée des danseurs, leurs angoisses, leurs préparations, leurs doutes. Réalisé à partir d’entretiens, le récit suit un fil dont on ne peut distinguer l’origine des voix qui se fondent toutes dans un anonymat générique, comme si les danseurs étaient condamnés à s’effacer et à renoncer à être sujet d’énonciation identifié et singulier. Pourtant, le danseur écrit, raconte, se raconte, et les blogs de danseurs, ce que Laura Soudy appelle « autobiochorégraphie », témoignent de la dynamique littéraire et d’écriture résolument liée à la danse la plus contemporaine.
Scène commune
Si le danseur-chorégraphe se fait auteur, le pouvoir de l’écrivain n’en reste pas moins puissant, au point de faire résonner sa propre voix sur scène. Le texte, quant à lui, fournit toujours des thèmes susceptibles de se transformer en livret libre. L’œuvre fondatrice de Maguy Marin adaptant May B d’après Samuel Beckett a ouvert elle aussi les possibilités d’une lecture singulière des œuvres littéraires, soit quand Tatiana Julien interprète Douve d’Yves Bonnefoy (2012), Christine Gérard, Les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes (1998) ou que Daniel Larrieu met en scène Divine d’après Jean Genet (2012). Parallèlement, Angelin Preljocaj s’empare de textes résolument contemporains, renouant avec la tradition du livret, que ce soit pour L’Anoure (1995) d’après un texte inédit de Pascal Quignard, ou un récit de Laurent Mauvignier qui relate un tragique fait divers, déclamé par un acteur dans Ce que j’appelle oubli (2012). On retrouve l’esprit des fructueuses collaborations qui ont fait le succès des ballets romantiques et modernes, que l’on pense à Giselle sur un livret de Théophile Gautier, à L’Après-midi d’un faune à partir d’un poème de Mallarmé ou aux plus classiques romans adaptés tels Don Quichotte et La Dame aux camélias. Dans la contemporanéité de la danse et de son dialogue avec la littérature subsistent des moments de cette relation un peu subordonnée, avec toutefois une co-implication plus forte à la fois du chorégraphe dans l’écriture, mais aussi de l’écrivain avec la scène. C’est un pas que Pascal Quignard, homme de théâtre et scénariste, a finalement franchi pour son duo avec Carlotta Ikeda à l’occasion d’un Medea (2010) spécialement écrit pour la circonstance. Dans ce cas, l’auteur est, comme Angot, là pour lire ou réciter son texte tandis que, simultanément, la danse a lieu. Cette association du danseur et de l’écrivain sur scène a par la suite reçu un tour d’écrou supplémentaire grâce à l’initiative de Jean-François Munnier, qui l’a instituée dans le cadre du festival Concordanses. Depuis 2007 en effet, un chorégraphe et un écrivain sont réunis pour la première fois pour créer, dans un temps court, une pièce inédite. Célia Houdart, Arno Bertina, Marie Desplechin, parmi bien d’autres, sont montés sur des scènes ouvertes pour expérimenter une collaboration qui interroge autant la plasticité de la littérature que la possibilité d’une parole dansée, portée par des chorégraphes aux sensibilités diverses, Myriam Gourfink, Olivia Grandville ou encore Jonah Bokaer. Il ne s’agit donc pas seulement de faire vivre parallèlement deux formes d’art, mais bien de les mêler pour faire surgir une nouvelle forme à part entière.
L’écriture de la danse est loin d’être une simple métaphore d’un geste créatif. Littérature et chorégraphie, par ces alliances, ces « pas de mots », pour reprendre une formule de Laura Colombo et Stefano Genetti1, accompagnent le mouvement contemporain de convergence des arts, tout en se partageant des qualités mutuelles ; d’un côté, donner un poids aux mots, une visibilité, une voix ; de l’autre, rendre au geste sa « densité » poétique, dessiner son paysage imaginaire et ouvrir à son propre univers fictionnel, en amplifiant par ces échanges l’expérience du lecteur-spectateur. •