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    NDD#70 L’expérience littéraire comme danse intérieure

    Par Alice Godfroy

    L’aventure de la lecture commence sous les significations. C’est une aventure de gestes dont les graphes noirs sur le papier blanc n’indiquent que les portes d’entrée. Qui les ouvre sent que la littérature mobilise invisiblement tout son corps dans l’acte de lecture. Invisiblement, imperceptiblement, virtuellement. Et, un pas plus loin, que la lecture ne diffère guère d’un exercice de danse. Qu’elle est, selon la lumineuse formule de Maurice Blanchot, « une danse avec un partenaire invisible dans un espace séparé1 ». Étrange, belle, mais si juste formulation. À déplier.
    Lire, un rituel animiste

    Je crée un espace dans l’espace, une bulle qui me coupe du monde actuel et de ses flux de communication. Je creuse un espace-temps, depuis l’ancrage d’un fauteuil, d’un lit, d’un siège de tram. Je cherche la posture à adopter, comment placer l’un envers l’autre mon corps, mon regard et le livre que je m’apprête à lire. Comment je m’immobilise, forme en moi un coffre de résonance et plonge dans la lecture.

    Nous avons pris, jeunes, le pli de la lecture. Et avons oublié à quel point cette pratique n’allait pas de soi : le premier mystère devant des lignes de traits noirs qui ne disent mot, puis la bouche qui se tord et articule des phonèmes sans qu’ils ne rendent aucun sens, jusqu’à ce moment de bascule où – comme par magie – un texte me parle, comme le feront à sa suite tous les autres. Que s’est-il passé ? Un certain couplage entre mes yeux et mes oreilles qui provoque un étrange phénomène d’animation : concentrant mon regard sur des mots écrits, je me mets à entendre des voix. Je prête une vie au texte. David Abram nous invite à considérer la pratique de la lecture comme une forme d’animisme2, « aussi mystérieu[se] qu’une pierre qui parle3 », au cours de laquelle le circuit ouvert de notre corps vient se nouer à la surface de la page pour la doter d’une puissance expressive.

    Ce pouvoir d’animation est acquis au cours d’une initiation élémentaire : l’apprentissage de la lecture. Le lecteur aguerri le remobilise à loisir, mais sous certaines conditions. Plus exactement : selon un rituel préparatoire qui apprête et rend possible l’expérience littéraire. Le corps du lecteur doit en effet s’immobiliser pour se coupler avec le texte et, ce faisant, gagner une autre forme de mobilité. C’est lorsque je m’isole et me mets au repos que mon corps écoute, ouvre en lui un espace d’accueil, et se rend capable de mouvements internes inouïs. La plongée dans un livre s’apparente à une épreuve hypnotique qui éteint au dehors ce qu’elle allume au-dedans. À ce titre, elle ne diffère pas des autres dispositifs d’immersion – la salle de cinéma, la salle de théâtre – dans lesquels nos corps se « branchent » à ce qu’Yves Citton appelle des « opérateurs de transe4 » : film, œuvre scénique ou livre. Des dispositifs de (ré)animation qui laissent monter en nous les voix, les esprits et les présences venus d’un « espace séparé ».

    Lire, une assimulation de gestes

    Je lis. Je sens une petite transe, toute une micro-kinesis qui anime mon corps interne, des flux qui parcourent la trame tonique de ma posture, la tendent et la détendent, des altérations pondérales qui modulent mon ancrage. Je suis soulevée, portée, déséquilibrée, caressée, allégée, vibrée, alourdie par ce que je lis. Si les voix du texte m’habitent en quelque sorte, elles ne font que m’indiquer toutefois des directions possibles (de la vie mentale, émotionnelle, pratique), à emprunter ou non. Tout un ensemble de gestes que j’adopte virtuellement.

    « Nous ne connaissons les choses, écrit Jousse, que dans la mesure où elles se jouent, se « gestualisent” en nous5 ». Parler, écrire, sont des actes articulatoires. Écouter, lire, des actes réarticulatoires qui n’ont pas d’autres choix, pour faire sens, que de refaire intérieurement les gestes de l’autre-s’adressant-à-nous. Sans en prendre conscience, nous ventriloquons la parole que nous entendons, nous mimons sans cesse, à mesure qu’ils s’énoncent, les gestes verbaux qui nous entourent. La lecture est en ce sens une pratique de simulation qui, en deçà des thèmes et des histoires charriées, nous donne à tester, à assumer ou à défaire des gestes nouveaux. C’est dire que nous apprenons des (esquisses de) gestes en les simulant : la lecture devenant ainsi ce que l’on pourrait nommer une méthode d’assimulation des gestes d’autrui.

    Ces pré-gestes, dans lesquels nous nous coulons magiquement en les simulant en nous, ont ceci de spécifique qu’ils sont, dans l’expérience littéraire, d’une grande intensité, et qu’ils affinent en la questionnant notre puissance d’agir. De part et d’autre de la page imprimée, un corps à corps subtil s’engage par la lecture entre un auteur lointain et moi-même, entre la sphère de ses gestes et la mienne. Je peux ressentir chorégraphiquement le texte de mon « partenaire invisible ». Ce qui revient à dire que je peux danser avec les morts, par le truchement des livres.

    Lire, un training pour le danseur

    Tu ne lis pas pour avoir des idées, trouver un thème ou une trame narrative à ta prochaine danse. Tu ne veux « rien raconter », ni être « univoque dans le propos ». Tu ne viens rien piller dans les livres. Peut-être les dévalises-tu sur place ? Pour qu’ils t’entraînent, t’apprennent leurs gestes, t’obligent à débrayer certains usages de ton corps, à embrayer sur d’autres hypothèses de mouvement. À percevoir autrement pour bouger autrement. Comme le danseur de butô, Kazuo Ohno, qui écrivait avant chaque spectacle en guise de training des centaines de poèmes, tu appréhendes la littérature comme une danse intérieure, et le livre comme un possible studio de danse.

    Très souvent, sans le savoir, les danseurs font de la lecture une pratique somatique, un exercice de danse virtuelle qui tend à muscler leurs sentis, à assouplir leurs modes de perception et à affiner leur empathie kinesthésique, à savoir : cette capacité à éprouver dans son propre corps le mouvement qui anime le corps d’un autre, qu’il s’agisse des personnages d’un roman ou, plus subtil, de l’auteur qui prête son souffle au texte.

    Mais toute la littérature n’est pas suivie assidûment par les danseurs, qui sont généralement moins attachés aux thèmes et motifs de narration qu’à tout ce qui, à la lecture, dégage un fort potentiel chorégraphique : rythme du phrasé, force des images, mouvement ponctuant, sursauts du souffle… Car les danseurs ont un mode particulier de lecture, très sensibles au « style kinésique »6 d’un auteur, à ce que j’ai appelé ailleurs7 la dansité d’un texte, c’est-à-dire le mouvement d’une écriture en tant qu’elle nous mobilise physiquement. Ils seront ainsi les élèves zélés d’une littérature qui accentue son souci poétique en travaillant la formulation de ses gestes, la manière de dire, les nuances du tact et l’art des mondulations, ces modulations de notre présence au monde qui débordent notre corps anatomique, et désignent le lieu où le danseur-lecteur peut venir habiter la chorégraphie de son dedans. Là où la poésie donne souvent les meilleures leçons de danse.•

    1 Maurice Blanchot, « Lire » in Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1955, p. 261.
    2 Façon de percevoir le monde qui considère ses objets et ses éléments naturels comme vivants, doués d’une âme et d’intentions.
    3 David Abram, Comment la terre s’est tue, Paris, éd. La Découverte, 2013, p. 177.
    4 Yves Citton, Gestes d’humanités, Paris, Armand Colin, 2012, p. 112.
    5 Marcel Jousse, Anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 2008 [1974], p. 61.
    6 Voir Guillemette Bolens, Le style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, éd. BHMS, 2008.
    7 Alice Godfroy, Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Ganse – Arts & Lettres, 2015 ; Danse et poésie : le pli du mouvement dans l’écriture. Michaux, Celan, du Bouchet, Noël, Paris, Honoré Champion, 2015.
    Alice Godfroy est docteure en littérature comparée et maître de conférences en danse à l’Université Côte d’Azur. Au croisement de la phénoménologie, de la littérature et de l’esthétique, elle explore les savoirs du corps dansant et articule la théorie à ses pratiques du mouvement, au Contact Improvisation en particulier.
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