NDD#68 « Il faut être plus combattif à l’université. » | Entretien avec Karel Vanhaesebrouck
Propos recueillis par Sylvia Botella
Qu’est-ce que développer l’esprit critique veut dire à l’université ? Pour y répondre, nous avons rencontré Karel Vanhaesebrouck, le titulaire de la chaire en Arts du Spectacle vivant à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Initiation donc à la pensée sur l’art.
La critique entretient des relations intimes avec la création artistique, contribuant à élaborer une pensée sur l’art. Est-ce pour cette raison qu’il est important pour vous de développer l’esprit critique au sein de la filière Arts du Spectacle vivant ?
Il est important de comprendre que cette volonté s’inscrit dans l’histoire de l’institutionnalisation des Études théâtrales à l’université. Les arts de la scène ont été séparés du champ de la littérature et érigés en objet d’étude, à part entière, afin d’objectiver l’analyse du spectacle vivant. Mais l’exercice s’est souvent révélé autoréférentiel, ne communiquant ni les intentions de l’artiste ni les mécanismes de réception, et tendant à décontextualiser l’objet même.
Cependant, il faut noter que, sans cela, la critique se résumerait à l’analyse du texte, à une sorte de narratologie dont le critère principal serait la manière dont a été réalisée (ou non) l’intention cachée du texte. Aujourd’hui, on observe le retour de l’analyse comme instrument intersubjectif. Autrement dit, il s’agit de comprendre pourquoi la production et la réception des sens se font dans un contexte spécifique. Selon moi, l’art et le théâtre en particulier ont à voir avec l’imaginaire. Et ce qui m’intéresse dans la critique, c’est précisément l’imaginaire. La scène est le lieu où la communauté peut réfléchir sur les contraintes et limites de son propre imaginaire et essayer d’aller en deçà en expérimentant et questionnant. Je pense que le véritable enjeu de la critique est là.
Qu’est-ce que « critiquer » veut dire ?
Critiquer, c’est élaborer une pensée autonome qui se construit sur des arguments et implique la clarté du raisonnement. Et c’est accepter le risque de prendre position. Je ne crois pas en une position critique, « divine » et « objective ». À mon sens, un bon critique est une personne qui a vécu, qui a aussi un cadre esthétique et idéologique, et une vision sociétale. Il est impossible de construire une théorie de manière hypothétique. Les expériences de vie et de spectateur nous nourrissent. Et s’il y a bien une chose sur laquelle il est compliqué d’agir, c’est bien la maturité. Lorsqu’un étudiant intègre le Master, il a des préjugés et s’autocensure beaucoup. Il a l’habitude de cliquer sur « j’aime ». Notre principale difficulté est de lui apprendre à regarder et à développer une grande sensibilité vis-à-vis de ce qui est « regardé ».
Comment, du point de vue de la pédagogie, construit-on un espace critique au sein de la filière Arts du Spectacle vivant à l’ULB ?
Les étudiants doivent apprendre à penser avec les artistes. La pratique esthétique n’est pas le lieu du jugement de valeur, ni de la distribution d’étoiles. C’est le lieu du dialogue. La meilleure critique est celle qui interpelle l’artiste, qui ouvre de nouvelles pistes de réflexion.
Le point de départ est toujours l’intention de l’artiste. Puis, on interroge ses articulations. Pour la plupart des étudiants, la critique se résume en trois mots : « je trouve que ». Alors que la critique, c’est le dialogue. C’est pour cette raison que nous inscrivons le dialogue au cœur de notre pédagogie. Il est nécessaire de décoder, avec patience et intelligence, la complexité, le désordre d’un spectacle. Et de poser la question fondamentale : « quel est l’impact du spectacle dans la société et le monde, aujourd’hui ?». C’est un critère important de regard. Chacun doit élaborer sa propre grille d’analyse afin de déterminer si ses attentes sont (ou non) satisfaites. Et mieux vaut être explicite et honnête que se cacher derrière le brouillard de la pseudo-subjectivité.
La première année du Master en Arts du Spectacle est comparable à une boite à outils, non autoréférentielle, en lien avec d’autres disciplines et paradigmes. Nous transmettons les bases historiques et théoriques aux étudiants afin de leur permettre d’élaborer un cadre de référence.
Dans le séminaire « Analyse du spectacle », nous réfléchissons beaucoup sur le corps. Être un bon spectateur, c’est bien se connaître. C’est à cet endroit que commence l’analyse. Il faut lire le corps moins comme une présence que comme un producteur de sens. Il nous permet de comprendre nos mécanismes de fascination, de voyeurisme et de répulsion. Je pense que l’enjeu actuel, c’est le corps. Tous les problèmes contemporains y sont liés : surveillance, sexualité, religion, identités, etc. Et lire un corps, c’est plus compliqué que lire un texte.
Dans le cours « Histoire et esthétique de la danse », il est important d’observer les logiques, généalogies et frictions qui caractérisent la diversité du champ actuel : danse conceptuelle, danse/théâtre, etc. Nous travaillons sur une série de pratiques contemporaines au regard de ce que nous enseignons du point de vue historique. L’enjeu est d’identifier le cadre de référence de l’artiste qui peut devenir celui du spectateur pour mieux comprendre les intentions et enjeux artistiques. Nous collaborons avec Les Brigittines. Les étudiants y sont invités à dialoguer avec les artistes comme de véritables professionnels.
En deuxième année, dans le séminaire « Lectures critiques du Spectacle vivant », l’objectif est de confronter les étudiants à des spectacles complexes et de leur apprendre à les décoder. Ce qui implique rigueur et curiosité. À l’université, il faut se méfier de la tendance à trop user des concepts scientifiques pour critiquer des spectacles sans avoir eu la patience de les comprendre. Le discours scientifique sur la danse est souvent indigeste. Et on peut y décrypter les modes intellectuelles. Je ne dis pas que les voix entendues sont inintéressantes mais elles sont des « ornements » intellectuels. Et beaucoup d’étudiants, pensant que c’est ça, l’écriture critique, l’imitent sans comprendre vraiment ce qu’ils écrivent.
À l’instar de la critique journalistique, pensez-vous que la critique universitaire s’est libérée des grands courants de la doctrine au profit d’une analyse plus sensible aux esthétiques ?
La faute incombe moins aux journalistes qu’aux médias qui ont pour injonction : « Allez-y ! ». Le pire, c’est le mauvais critique qui ne prend pas position en concluant : « si vous aimez ça, allez-y. Si vous n’aimez pas, n’y allez pas. » Il est vrai que la critique de position est confinée aux petites revues. Et la critique universitaire – soyons honnêtes ! – est une critique « hypothétique », elle agit essentiellement à l’université. À mon sens, les études théâtrales doivent contribuer à ouvrir l’objet et non à le refermer sur lui-même. Dès lors, la voie la plus intéressante est la voie médiane. Je ne sais pas ce qu’il faut attendre de l’édition en ligne. Certes, elle a de vraies potentialités et donne la possibilité d’avoir d’autres relations aux lecteurs. Mais, il lui manque souvent une ligne éditoriale cohérente. À titre personnel, je me reconnais davantage dans une critique de combat. J’apprécie beaucoup les textes critiques d’Olivier Neveux. Même si je ne partage pas toujours sa position, ni ses goûts, sa réflexion m’interpelle.
Au regard d’autres facultés, je pense que nous ne prenons pas suffisamment position en Arts du Spectacle vivant, Cinéma ou Histoire de l’Art. Nous sommes un peu « frileux ». La tâche d’un universitaire serait aussi de critiquer l’état du monde actuel, de nous dire comment le monde est et devrait être. Pour des raisons de stratégie de carrière, les chercheurs doivent de plus en plus axer leurs écrits sur des ultra-spécificités qui concernent un lectorat restreint. Ce qui peut expliquer en partie les idées préconçues qu’ont certains artistes à l’égard des Études théâtrales à l’université. L’artiste doit reconnaître sa pratique dans la pensée afin qu’il ait envie de dialoguer avec l’universitaire. Sinon, c’est le risque de le voir uniquement instrumentaliser l’université pour donner une aura académique à son travail.
Il faut être plus combattif à l’université. Ce qui est compliqué, car nous sommes dans un système de gouvernance et de néo-management où on prétend être « objectif » et « neutre ». Ce qui est en soi une ruse car il y a toujours une idéologie. En l’occurrence, tout doit être « evidence-based ». À mon sens, l’université devrait être une hétérotopie, une sorte de laboratoire. Et c’est précisément ce que partagent les universitaires et les artistes, et ce qui les réunit : le laboratoire où on pense et agit au-delà de la réalité. Aujourd’hui, elle fait défaut à l’université qui est dans une logique d’efficacité et de productivité. Une critique de combat interventionniste devrait exister à l’université.
Que devient l’étudiant une fois ses connaissances acquises ?
Nous voulons former de futurs professionnels qui soient de véritables interlocuteurs pour les artistes. Au sein de la filière, je souhaite donc que les étudiants aiguisent leur curiosité, qui est, à mon sens, une éthique de travail. Nos perspectives sont humaines : stimuler l’esprit, prendre position, jouer avec les différents arguments, dialoguer et réfléchir. Les étudiants doivent comprendre que le Master n’est pas une fin en soi et que tout commence après. Si nous y parvenons, je considère, que moi et mon équipe, avons bien travaillé ! •