NDD#68 DOSSIER Lire et écrire | Les espaces critiques aujourd’hui
Dossier coordonné par Alexia Psarolis
« J’aime/J’aime pas ». C’est souvent en ces termes que se traduit l’appréciation d’un spectacle. Sortir de cette binarité, affiner son observation, accéder à la justesse des mots… sans tomber dans le piège de l’intimidation ? Mission impossible ? Négatif ! C’est le rôle que revêtent les moments de rencontre entre spectateurs et artistes à l’issue d’une représentation, tout comme les ateliers d’écriture critique qui visent à désinhiber la parole du public en lui offrant des « clés », non pour appliquer un « prêt-à-penser » mais pour faire surgir, au cours d’un cheminement proche de la maïeutique, une subjectivité argumentée. De multiples initiatives continuent d’émerger ici et là, qui donnent une place de choix à la question du regard. C’est le cas de Data-danse1, nouvellement arrivée dans le cyberespace. Cette plate-forme numérique interactive à visée pédagogique propose de nombreux outils de lecture d’un spectacle, en attirant l’attention sur les différents aspects qui le constituent : composition, mouvement, dramaturgie, lumière, musique… Data-danse conduit le spectateur dans le récit de sa propre expérience jusqu’à proposer l’édition de la Une d’un journal fictif, révélant ainsi le critique qui sommeille en lui.
Critique ? Le mot est râpeux à l’oreille et sa définition (du grec « krinein », « juger ») conserve pour beaucoup une connotation dépréciative. Ce vocable qui inclut intrinsèquement la notion d’examen recouvre différentes acceptions qui vont de « commentateur », « traducteur » à « juge », « censeur ». Le critique s’assimilerait plutôt à la figure d’un passeur qui nous propose de voir à travers son regard. Dans le champ qui nous préoccupe, dans quel contexte ce métier est-il né ? Jean-Marc Adolphe, fondateur et ex-directeur de la revue Mouvement, en dresse un historique, indissociable des revues qui l’ont porté. Les années 1980, période militante, ont vu la naissance de revues et magazines spécialisés qui participaient de cet engouement pour l’émergence de la danse contemporaine… revues pour la plupart aujourd’hui disparues.
Dans le contexte actuel de crise de la presse, la critique journalistique en danse est bel et bien moribonde. Parallèlement, de nouveaux espaces critiques voient le jour, visant à aiguiser notre capacité à recevoir un spectacle. Les « bords de scène », Olivier Hespel en est familier, lui qui modère des débats-discussions autour des arts de la scène et a développé des ateliers d’écriture critique notamment à L’L, lieu bruxellois de recherche et d’accompagnement pour la jeune création. Son triple regard de journaliste, de critique et de dramaturge permet d’approfondir la réflexion et de (re)poser les questions fondamentales : qu’est-ce qu’un critique de presse ? Quelles qualités devrait-il posséder ? A-t-il un/du pouvoir ?
Allons faire un tour dans l’univers académique, plus particulièrement à l’Université libre de Bruxelles, pour découvrir comment s’y développe l’esprit critique. Karel Vanhaesebrouck, titulaire de la chaire en Arts du spectacle, dans l’entretien qu’il nous a accordé, donne les axes des séminaires et ateliers qui y sont menés. « Il faut lire le corps moins comme une présence que comme un producteur de sens », affirme-t-il. Selon lui, l’université devrait être, tant pour les universitaires que pour les artistes, « un laboratoire où l’on pense et agit au-delà de la réalité ».
Pour traiter des formes que revêt la critique aujourd’hui, impossible d’ignorer ce qui s’agite sur la toile. Si, depuis plusieurs décennies déjà, Terpsichore est en baskets2, elle surfe également sur internet. Le fonctionnement horizontal induit par les supports numériques vient bouleverser les pratiques communément admises, ancrées depuis des lustres. Les blogs, non professionnels à l’origine, représentent une porte d’accès alternative à la lecture de l’art chorégraphique. Nombreux sont également les journalistes spécialisés en danse qui, chassés ou lassés par le peu d’espace dont ils pouvaient bénéficier dans la presse écrite, se sont lancés dans la création de sites spécialisés sur lesquels les lecteurs/spectateurs peuvent les suivre et réagir. Car la dimension participative est une nouvelle donne. Loin de se rétribuer convenablement (ou même de se rétribuer tout court), ces initiateurs d’un nouveau type, journalistes ou non, convergent vers le même objectif : partager une vision, sans contraintes d’espace et de temps. Et si la qualité peut être sujette à caution, si l’on peut s’interroger parfois sur la légitimité de ces paroles, ces blogs/sites sont devenus le lieu de nouvelles potentialités. Sur le web ou sur papier, l’enjeu reste le même : inscrire une parole sur une œuvre, et ce faisant, pérenniser par l’écrit la fugacité de la danse. •