Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#68 Chronique d’un métier disparu

    Par Jean-Marc Adolphe

    Pour Jean-Marc Adolphe, fondateur et ex-directeur de la revue Mouvement, le champ de la critique constitue un espace nécessaire à la vitalité d’un champ artistique tout autant qu’à la profondeur d’une vie démocratique. Un espace qu’il estime aujourd’hui menacé.

    Émotion, en feuilletant un exemplaire de l’hebdomadaire France Observateur datant de 1964, trouvé chez un bouquiniste, de lire la signature de Michel Guy au bas d’un article sur Merce Cunningham, sans doute l’un des tout premiers parus dans la presse française sur le chorégraphe américain. De 1954 à 1964, France Observateur a contribué à animer la vie politique et intellectuelle française, militant ainsi en faveur de l’indépendance algérienne. Michel Guy, de son côté, était encore loin de devenir (en 1972) le fondateur du Festival d’Automne à Paris, et à ce titre, le passeur décisif du travail de Cunningham et de toute l’avant-garde américaine d’alors. Dans les pages de France Observateur, les articles de Michel Guy côtoyaient d’autres signatures prestigieuses, telles celles de Roland Barthes, de Michel Butor, d’Emmanuel Le Roy-Ladurie, d’Edgar Morin, d’Alain Robbe-Grillet, de Claude Sarraute, d’André Bazin et de Jacques Doniol-Valcroze (qui se partageaient la rubrique cinématographique), ou encore du critique musical Maurice Fleuret, qui allait devenir en 1981 le premier directeur de la musique et de la danse auprès de Jack Lang, au ministère de la Culture. L’époque de France Observateur est totalement révolue. Les pages culture de son héritier, L’Obs, sont aujourd’hui d’une confondante vacuité, comme la quasi-totalité des news magazines (dont la diffusion est en chute libre). Soyons juste, cependant : de toute la presse française, L’Obs est la seule rédaction à avoir gardé en son sein un journaliste de danse permanent, dont les critiques trouvent refuge sur Internet. Sans doute parce que celui-ci est proche de la retraite et que son licenciement serait trop onéreux… Même au sein de « grands quotidiens » comme Le Monde ou Libération, la critique de danse est à présent confiée à des journalistes pigistes, rémunérés à l’article1. Parler de critique de danse, serait-ce alors, après en avoir été l’un des artisans, faire chronique d’un métier en voie de disparition, si ce n’est déjà disparu ?

    Années 1980, une nouvelle génération de critiques

    Historiquement, la critique d’art est consubstantielle de la naissance des journaux. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, la liberté de la presse et les progrès techniques de l’imprimerie favorisent l’essor de la critique, et pour l’essentiel, ceux qui s’y exercent sont des écrivains qui y publient leurs commentaires. Autant dire que la critique est d’essence à la fois journalistique et littéraire, sans avoir à prétendre à l’objectivité. Tout au contraire, est-elle porteuse de subjectivité, et si elle peut parfois faire autorité, c’est au sens étymologique du terme : il n’est de critiques que d’auteurs, qui se risquent à traduire dans l’écriture leur perception d’une œuvre ou d’un spectacle (parfois éclairée par une connaissance et des informations dont ne disposent pas toujours le public). En France, André Levinson (1887-1933) a été le premier critique de danse à avoir fait profession de cette compétence. Il a écrit abondamment sur le ballet romantique, tout en s’inspirant des travaux d’Henri Focillon, d’Élie Faure et d’Heinrich Wölfflin sur les arts plastiques ; il a su faire écho au bouillonnement chorégraphique des années 1920, à l’épopée des Ballets russes ainsi qu’à l’émergence de la danse moderne européenne. Un rôle similaire, toutes proportions gardées, à celui qu’a eu aux États-Unis le grand critique du New York Times, John Martin, qui utilise pour la première fois, dans un article de 1929 sur Martha Graham, l’expression « Modern Dance »2. Cependant en France, Levinson n’a pas vraiment eu d’héritage. Et le manque de reconnaissance dont souffrent les pionniers de la danse moderne tient pour beaucoup au poids d’une critique largement inféodée au ballet classique3. Il faut attendre le début des années 1980, et l’émergence de la danse contemporaine, pour voir apparaître une nouvelle génération de critiques, dont la plupart ne sont pas journalistes de formation. La revue Pour la danse4 a joué à cet égard un rôle déterminant, étayant, dans la foulée du concours de Bagnolet5 et de la création des premiers centres chorégraphiques et des festivals de danse, ce qui est alors défendu comme une « danse d’auteur » : il s’agit notamment de faire valoir la notion d’écriture chorégraphique.

    J’appartiens à cette génération qui a « forgé ses armes » de critique au sein d’un champ artistique et éditorial où tout était à inventer. Issu d’une école de journalisme, rien ne m’avait cependant préparé à l’existence de la critique. Mais le journalisme classique, tel que j’avais commencé à le pratiquer avant de rencontrer (un peu par hasard) la danse contemporaine, commençait à assécher mon désir d’écriture : la danse est venue lui donner un nouveau souffle. On entend souvent dire qu’il est difficile de « mettre des mots » sur un « art muet » : je n’éprouvais rien de tel, et c’était même, au contraire, assez jouissif de pouvoir convoquer une écriture libérée des formats journalistiques traditionnels. La difficulté était ailleurs, dans la nécessité de trouver des repères dans un champ largement lacunaire. Je me souviens ainsi avoir été décontenancé après avoir vu en 1983, pour la première fois, un spectacle de Trisha Brown au festival Montpellier Danse. Le dossier de presse faisait brièvement allusion à une certaine « Judson Church », sur laquelle (nous n’étions pas encore à l’âge d’Internet) je ne trouvai alors pas la moindre source d’information !

    Le moyen de penser un espace

    Chemin faisant, la critique de danse a progressivement construit son cadre, dans une grande variété d’approches et de styles d’écriture. Que l’on pense qu’à la toute fin des années 1980, il y avait en France quatre magazines de danse6, et que chaque quotidien ou hebdomadaire avait son (sa) critique de danse attitré(e). En 2016, alors même que la production et la diffusion de spectacles de danse s’est très nettement accrue, la place de la critique s’est considérablement raréfiée et précarisée, se réfugiant ici ou là sur des sites Internet, dans des conditions économiques souvent rocambolesques. Ce sombre tableau pourrait certes être nuancé par l’édition de livres de danse, qui est venue combler bien des lacunes (avec une diffusion qui reste souvent confidentielle). Cela ne remplace pourtant pas l’absence patente de la critique de danse dans la presse généraliste et spécialisée. Ce constat je le faisais déjà en 1993 en créant la revue Mouvement, que je revendiquais comme un « espace éditorial » qui puisse promouvoir une conception élargie de la critique. Il ne s’agissait plus, en effet, d’additionner des comptes-rendus de spectacles (lesquels ont continué à trouver place sur Internet), mais à sonder les ressources multiples de la création contemporaine. Dans le champ de la culture chorégraphique, le travail de la revue Nouvelles de Danse en Belgique, les écrits, conférences et interventions de Laurence Louppe7 avaient ouvert une voie capitale, dans laquelle se sont inscrites notamment les réflexions des Signataires du 20 août8, alors relayées par Mouvement. Mais au-delà, sans doute s’agissait-il de faire émerger un « corps critique », au sens où l’entend Ninon Prouteau-Steinhausser, auteure d’une thèse de doctorat sur la critique chorégraphique française au XXe siècle : « un moyen de penser un espace », dans un jeu de contextualisations multiples9. Considérer, en d’autres termes que « l’œuvre » (au sens large) ne nous renseigne pas que sur elle-même.

    J’ai la faiblesse de penser que la diversité des « espaces critiques » est nécessaire à la vitalité d’un champ artistique tout autant qu’à la profondeur d’une vie démocratique. Sans doute la « crise de la presse » est-elle largement irréversible. Mais où et comment peut dès lors s’affirmer la critique ? Les « réseaux sociaux » ne sont pas une panacée. Peut-on se satisfaire que 45 % des Américains n’aient appréhendé la dernière campagne électorale qu’à travers Facebook, Twitter et autres, où la rapidité du buzz prend bien souvent la place du patient travail d’information ? À l’arrivée (même si ça n’explique pas tout) : Donald Trump ! La critique de danse (la critique d’art en général) est l’un de ces laboratoires de pensée (de recherche de sens) dont la paupérisation fait le lit des « populismes » mortifères qui ont, partout en Europe, le vent en poupe. Si la danse ne veut pas être bientôt mise au pas, il faut qu’elle se soucie davantage de sa critique. Vaste chantier ! •

    1 Rosita Boisseau au Monde, actuellement Ève Beauvallet à Libération.
    2 Titre d’un ouvrage qu’il publie ensuite en 1933.
    3 Cf. Jacqueline Robinson, L’aventure de la danse moderne en France, éditions Bougé, 1990.
    4 Jusqu’en 1990, Pour la danse est animée par Annie Bozzini, qui avait repris la rédaction en chef et transformé une publication initialement intitulée Chaussons et petits rats.
    5 Créé en 1969 sous l’intitulé « Ballet pour demain », le concours chorégraphique international de Bagnolet (ville alors communiste) a permis, dès le milieu des années 1970, à toute une génération de jeunes chorégraphes (Jean-Claude Gallotta en 1976, Maguy Marin en 1978, François Verret en 1980, etc.) de s’affirmer et de se faire connaître. En 1990, ce concours devient un festival, les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.
    6 Pour la Danse, Danser, Les Saisons de la danse et Ballett international, revue allemande qui a eu une édition bilingue.
    7 Ne pas oublier que Laurence Louppe a longtemps écrit pour art press et, plus brièvement, pour le quotidien Libération.
    8 Constitué le 20 août 1997 par une cinquantaine de chorégraphes, danseurs et chercheurs à partir d’une première « réunion de grève » au centre d’art de Kerguéhenec, en Bretagne, le Groupe des Signataires du 20 août a entrepris une réflexion critique sur la structuration de la danse contemporaine en France depuis les années 1980, en défendant notamment les notions d’expérimentation et de recherche.
    9 Selon Ninon Prouteau-Steinhausser, « la critique chorégraphique a pour tâche de décrire, via son propre style kinésique, une forme de réponse critique qui puisse rendre compte non seulement de ce qui a été dansé, de ses ressorts et de ses effets, mais également de la manière dont une danse se relie à d’autres danses, à d’autres œuvres, à d’autres arts, à des problématiques ou des thématiques, au monde de manière générale. » Thèse de doctorat en danse poursuivie à l’Université Paris-VIII.
    0

    Le Panier est vide