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    NDD#62 « L’improvisation est indissociable de la créativité » | Rencontre avec Chris Crickmay

    Chris Crickmay et Mary Fulkerson – Field, 1982

    Propos recueillis par Matilde Cegarra

    Formé d’abord en architecture, Chris Crickmay se spécialise par la suite dans la création de dispositifs interactifs pour la scène alliant art et danse. Il a travaillé longtemps dans l’enseignement supérieur d’Art et de Design au Royaume-Uni, notamment à l’Université de Dartington. Aujourd’hui, il consacre son temps à des performances, notamment avec Eva Karczag, ainsi qu’au dessin, qui est souvent basé sur le travail de la scène.
    Parlez-nous de Corps, Espace, Image

    C’est un livre difficile à décrire parce qu’il se situe au croisement de différentes disciplines, entre la danse et les arts visuels. Il a pour vocation d’inspirer plus que d’enseigner. Surtout d’inspirer les gens à faire des choses. C’est pourquoi nous avons utilisé des mots actifs, de façon à ce que le lecteur agisse. On a passé beaucoup de temps à choisir les termes qui pouvaient être ressentis comme plus actifs. À la différence d’un livre académique, on n’attend pas que les personnes réagissent immédiatement à ce qui est écrit. Il traite en particulier de l’improvisation. C’est un livre qui voudrait encourager les gens et leur donner confiance dans leur propre capacité créative puisque pour moi l’improvisation est, en un sens, indissociable de la créativité.

    Comment cet ouvrage peut-il aider à développer ce potentiel créatif ?

    Ce livre voudrait surtout donner un coup de pouce. Si quelqu’un est bloqué en studio, s’il ne sait pas quoi faire, il peut ouvrir une page du livre au hasard, ça va lui donner un point de départ. C’est vraiment une aide pour encourager les gens à continuer. De ce point de vue, c’était important pour nous que le livre donne aussi la parole à d’autres personnes. Miranda et moi ne sommes pas les seules autorités, le livre contient de nombreux exemples de travail de différents artistes à qui on a demandé d’écrire. De plus, le livre, peu dense, ne demande pas une lecture trop longue et incite donc à l’action. Pour quelqu’un qui est en train de créer, c’est utile de ne pas avoir à lire des pages et des pages. Les photos, tout autant que le texte, jouent ce rôle d’encouragement. Ça aide surtout les étudiants, les professionnels, les praticiens…

    Il est donc destiné uniquement aux danseurs et performeurs professionnels ?

    Il s’adresse à un vaste lectorat. à l’époque où on l’a écrit, il y avait beaucoup de gens impliqués dans la performance qui n’étaient pas strictement formés comme danseurs. J’en suis moi-même un exemple qui ai étudié l’architecture. Il y avait aussi des personnes qui s’étaient formées en Graham ou en ballet, et qui cherchaient quelque chose d’autre. Pas mal de gens qui avaient fait du Tai Chi ou de la technique Alexander. Il y avait une gamme variée de gens qui était occasionnellement impliqués dans la performance et qui venaient de différentes formes artistiques ou de différents horizons.

    Pouvez-vous expliquer les trois mots du titre, corps, espace et image ?

    Au moment où le livre a été écrit, on n’avait pas le mot « somatique », très répandu de nos jours. Nous faisions, en quelque sorte, ce qui est aujourd’hui appelé du mouvement somatique, puisque le travail était basé sur le corps au sens large et non seulement le corps physique. Donc, le mot « corps » devait absolument être dans le titre. En ce qui concerne le mot « espace », on se rendait à l’évidence que la plupart des artistes impliqués dans la danse, utilisait l’espace comme moyen. De plus par ma formation d’architecte, l’espace m’intéresse fort. C’est pour cela aussi qu’il y a beaucoup d’espace dans le livre.
    Le mot « image », de son côté, englobe plusieurs facettes. On a l’aspect plus littéral du mot image, par exemple quand on utilise des images anatomiques en danse. D’un autre côté, il y a l’image visuelle dérivant des arts visuels. Une autre notion d’image, plus sophistiquée, dérivait de James Hillman. Cet écrivain et psychanalyste jungien utilisait les images dans un sens plus large qui était en lien avec l’imagination.

    Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?

    De 1978 à 1991, j’ai été à la tête du département d’Art et Design à Dartington College of Arts, où il y avait aussi un département de danse très dynamique. Celui-ci était mené par Mary Fulkerson, danseuse américaine qui avait travaillé entre autres avec Barbara Clark et Joan Skinner. Grâce à Mary Fulkerson, avec laquelle j’ai eu la chance de collaborer dans des projets, il y a eu, à Dartington, un flot constant de danseurs innovateurs qui étaient invités comme professeurs : Steve Paxton, Lisa Nelson, Nancy Topf, parmi d’autres. Il y avait aussi un grand festival annuel de danse, qui était un point de rencontre entre danseurs et chorégraphes d’Europe et des États-Unis. Ceci a assuré une grande partie de ma formation en danse. C’est grâce à cet événement et les contacts qu’il a engendrés, à la formation continue de Dartington et à ce que Miranda a apporté comme danseuse à la consolidation de la New Dance, que Corps, Espace, Image a pu être écrit fin des années 80.

    Comment a-t-il été accueilli ?

    Il y a eu un retard dans la réponse. En fait, ça a été un peu comme l’écrire et puis le jeter dans un puits. Il a disparu pour un moment, il n’y a pas eu de réponse tout de suite. Puis graduellement, pas mal de gens ont commencé à parler de son utilité.

    Quel est ce dialogue dont vous parlez entre ordre et sauvagerie ?

    Je suis très intéressé par le côté sauvage de l’être humain, il doit y avoir un peu de chaos pour que quelque chose change. En même temps, si ça devient trop chaotique alors, rien n’arrive. Improviser c’est, en quelque sorte, essayer de rentrer en contact avec une partie plus primitive de soi-même, une partie plus profonde du soi. Il s’agit, selon moi, d’aller au delà de son soi habituel et, même, de sa propre identité, de se dépouiller de notre être social. Personnellement, au départ j’aurais préféré mourir plutôt que de danser. J’ai dû oublier qui j’étais pour le faire. Mais cela ne veut pas dire que c’est vrai pour tout le monde. Ça peut être particulièrement important pour les danseurs qui ont une formation solide et dont le training est incrusté dans leur corps de pouvoir secouer cela et de rencontrer sa propre animalité. En même temps, on doit trouver une autre sorte d’ordre, c’est toujours trouver un ordre mais pas l’ordre qui nous est familier.

    Vous proposez : « Chaque jour, trouvez une nouvelle question ».

    L’improvisation est le fait de se surprendre soi-même. Beaucoup d’exercices qu’on trouve dans le livre veulent nous transporter à un endroit où l’on se surprend par le résultat. Par exemple, tu marches dans une pièce et tout d’un coup tu changes de direction avant de savoir que tu vas le faire. Des choses simples comme celles-là. Tu te mens à toi-même en faisant quelque chose que l’esprit conscient ne contrôle pas. Souvent, quand je regarde une pièce, je peux savoir si le performeur se surprend lui-même autant que les spectateurs. C’est très agréable à regarder.

    Vous suggérez également : « Oubliez le passé et l’avenir ».

    Il s’agit d’être dans le présent. Mais l’idée de présence peut être un piège. On peut être « strictement » dans le présent ou être présent d’une façon plus large. Beaucoup de pratiques mènent trop vers la présence physique, ce qui me paraît restreint. Le livre ajoute l’imagination à la présence, ce qui favorise une vision plus large de soi-même. On vit dans un cadre de référence plus large. Pour cela, être dans le présent n’implique pas de rejeter ceci ou cela, mais plutôt d’inclure ceci et cela. Malheureusement, le langage est limité quand on doit expliquer ce genre de choses. Il y a un exercice qui aide, c’est le fait de parler à voix haute pendant qu’on travaille. On décrit où va l’attention à chaque instant. On nomme les sensations et on permet aussi les associations que les sensations évoquent. Il y a alors deux niveaux en jeu. C’est un exercice très utile parce qu’une fois que l’imagination est active, elle rentre en contact avec ce monde plus large auquel on appartient. Les sensations ne sont pas les limites, rester coincé dans la sensation est assez réducteur.

    Vous comparez l’improvisation à la manière de vivre des cultures aborigènes ?

    Hugh Brody, le compagnon de Miranda de l’époque, avait écrit un livre merveilleux qui s’appelait Maps and dreams à propos des cultures nomades et en particulier celles des Inuits au nord du Canada. Ce livre raconte la façon de vivre intuitive des Inuits. La nuit, par exemple, ils rêvent de l’endroit où les animaux vont se trouver et comme ça ils peuvent installer les pièges pour chasser. Ils voyagent très léger, ils sont très flexibles et ils basent leurs voyages en lien avec le paysage. C’est très diffèrent d’une civilisation agricole. Ça nous a paru très proche du travail que nous faisions. C’est une sorte d’ouverture à l’environnement et de volonté d’écouter autour de soi, de se laisser influencer par ce qui nous entoure. •

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