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    NDD#62 « Improviser, c’est partir à l’aventure » | Rencontre avec Miranda Tufnell

    Miranda Tufnell, Landlight,(1989) © Chris Crickmay

    Propos recueillis par Matilde Cegarra

    Miranda Tufnell, danseuse, chorégraphe et performeuse, dévoile ici quelques-unes de ses expériences à propos du corps, de la perception et de l’improvisation qui l’ont amenée à écrire Corps, Espace, Image. Sa rencontre avec Eva Karczag, la formation en Technique Alexander ainsi que la thérapie crânio-sacrée ont été déterminantes dans son parcours de danse et de vie. Actuellement, elle est très impliquée dans la danse-thérapie, qu’elle développe de façon indépendante et dans le domaine de la santé publique. Par ailleurs, elle travaille sur un ouvrage autour de la danse et la santé.
    Que diriez-vous à propos de Corps, Espace, Image ?

    C’est un livre qui invite à agir, il traite aussi du réveil des sens, de l’imagination, de s’éveiller au monde qui nous entoure et de créer à partir de ce qui est là. Ne devoir visiter aucun endroit abstrait mais être dans le présent et le célébrer.

    Vous insistez beaucoup sur le fait de se réveiller ?

    Oui, je crois profondément dans le besoin de réveiller chacune des mille couches de l’être que nous sommes, ainsi que de réaliser qui nous sommes dans le monde. Se réveiller à ce qui est immédiatement là, dans le présent. Être présent sans oublier l’imagination créative et la réceptivité vivante de l’être humain. Sentir ce qui nous touche, les souvenirs, les rêves… C’est un profond réveil en relation à ce qui nous entoure.

    Ce réveil va au-delà de l’art, de la danse, de la performance…

    C’est à propos de notre manière d’être au monde. On a la chance d’avoir une pratique artistique qui permet cela. Ensuite, ça va au-delà de l’art.

    Vous dites : « L’improvisation est une manière de déplacer les limites de notre expérience du monde. »

    Très jeune, on apprend à nommer les choses et à accepter leurs caractéristiques et qualités. Improviser, c’est partir à l’aventure, explorer l’inconnu… Découvrir toutes les choses qui sont autour de nous. Je crois à la richesse de sortir des définitions et des catégories, de se permettre de ne pas savoir. Il faut une vigilance constante pour ne pas être dans l’anticipation.

    Quels sont les outils proposés pour accéder à cette manière d’être dans le monde, à cet état de présence ?

    Les outils permettent de sentir la terre et la qualité de l’os. On donne des outils pour faire une cartographie du corps, de façon à ce qu’on puisse dire bonjour aux yeux, à la tête, aux bras, aux pieds et ainsi devenir présent au corps. Puis on perçoit la respiration et on sent où ça nous amène. On s’attache à l’environnement, pour voir comment un corps présent se relie avec ce qui l’entoure. On pourrait définir le corps en trois étapes. La première est d’appréhender les forces élémentaires comme la pesanteur. Puis, devenir conscient de la respiration et son constant balancement. Et, pour finir, redécouvrir les espaces et les lieux sans savoir ce qu’on va trouver, regardant et observant ce qui attire l’attention.

    Le livre commence par la Cartographie du corps et notamment par « Méditations sur les os », que vous décrivez comme une série d’images mentales sur la structure et le fonctionnement du corps.

    On explique dans le livre que « ces images visent à créer une sensation d’ouverture – une disponibilité au mouvement. » Dans le squelette, en fait, si on suit la forme des os individuellement, on voit du mouvement. Le fait de se concentrer sur un os ancre l’attention. Ceci peut être d’une grande utilité puisqu’un problème assez courant est la distraction.

    Vous donnez d’abord des détails anatomiques très précis pour partir ensuite dans des images abstraites, on passe du concret à l’impalpable. D’où vient cette façon de travailler avec les images et le corps ?

    J’ai démarré ma formation de danseuse de façon classique et je me suis très vite ennuyée. J’ai suivi ensuite la Technique Alexander et ça a été pour moi le point de départ pour développer ma propre imagerie. En plus de ma formation de professeur Alexander, cette façon de travailler vient d’Eva Karczag, de mon propre enseignement, et de ce que j’ai pu glaner ici et là. Trouver les bonnes images qui bousculent le système neuromusculaire est un grand défi. Le contenu du livre découle de douze ans de travail et inclut toutes nos expériences à partir des années 70. Pour une personne qui venait d’un parcours de danse technique comme moi, c’était très difficile de se libérer des techniques traditionnelles et de la façon dont elles avaient érodé et entravé ma propre imagination et ma perception de mon corps. Je n’ai presque pas bougé pendant une année après avoir arrêté ma formation de danse. C’est après que le voyage a démarré, avec le professeur d’Alexander et avec mon propre travail de création.

    Vous dites dans le livre que « l’improvisation est un entraînement de la perception ».

    Nous sommes ici à travers notre corps. Le langage est difficile parce qu’il sépare le corps et l’esprit. On aurait besoin d’un autre mot pour corps, « son être », « son existence physique », et encore ce n’est pas simplement physique. Ce n’est pas physique parce que mon corps est aussi mes souvenirs. Il n’y a rien dans mon corps qui n’émane pas de mes soixante-trois années de vie, tout est là. Alors, l’improvisation me paraît une façon de se réveiller à ce qu’on perçoit. La perception est partout, autour du corps, c’est l’espace du cœur, sentir les pieds au sol, goûter la présence dans la peau… Et ce qui est incroyable à propos de l’improvisation est qu’elle rend visible ce processus et que ça déborde dans la vie de chacun. L’improvisation réveille tout l’être sensoriel.

    Pourquoi transposer sur scène ce processus interne et personnel ? Qu’est-ce qui rend ce travail montrable ?

    C’est plus qu’interne. La capacité du performeur est de rendre externe l’interne, de le rendre visible. Pour moi, les performances improvisées sont les plus intéressantes à regarder, je trouve très excitant de voir un performeur être sur le fil, être sur le point de prendre une décision et par résonance, je fais le voyage avec lui. Ce n’est pas juste un spectacle, c’est un être vivant en train de créer, goûter, sentir, répondre… Ma question est comment pouvons-nous être plus visibles les uns pour les autres ? Comment pouvons-nous sortir des boîtes serrées dans lesquelles nous vivons ? Toutes les performances que je fais sont improvisées. Je m’entraîne à la transparence, est-ce que l’interne peut devenir visible ? J’aime bien commencer à partir des lieux ordinaires et familiers. Si on écoute l’ordinaire un peu plus, il a des milliers de qualités et de nuances qui deviennent perceptibles. C’est ça qui m’intéresse dans la performance, quelqu’un étant si profondément vivant et si réceptif que, par résonance, je me sens plus vivante aussi.

    Résonance…

    Mot clé. Comme j’expliquais plus tôt, j’ai arrêté de danser en 1974. À ce moment-là, j’ai vu une performance d’Eva Karczag. J’ai vu comment elle bougeait et j’ai compris que c’était ça que je cherchais, cette transparence d’être. J’étais électrifiée. C’était une expérience profonde et merveilleuse. C’est ce à quoi je m’accroche et c’est ce que je cherche, c’est ça l’improvisation, tellement délicieuse et enrichissante. Après la performance, Eva et moi sommes devenues amies, j’ai commencé à me former à la Technique Alexander avec le même professeur qu’elle. Nous sommes allées à New York en 1975. Elle a eu une grande influence dans ce que je pense et comprends.

    Vous êtes actuellement impliquée dans la danse en lien avec la santé…

    Pendant la formation d’Alexander, j’ai commencé à travailler avec des patients ayant des maux de dos. C’était dans un hôpital et il s’avère que j’ai eu des cas de plus en plus sérieux, de graves accidentés, des vies dévastées… Et je me suis rendue compte que me restreindre au travail des mécaniques de mouvement n’était pas suffisant. Alors j’ai incorporé mon expérience d’artiste au travail thérapeutique. J’ai commencé à travailler en séances individuelles, puis, après quelques années, avec des groupes. La beauté que j’ai vue est incroyable. On dit souvent qu’on est tous des artistes. Maintenant, je sais que c’est vrai. •

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