NDD#80 – Danse et musée – Quatre immersions du corps au Musée des Beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville
Par Pierre Larauza
Parmi les nombreux espaces hors scène où la danse peut s’inviter, la « danse au musée » fait singulièrement se rencontrer corps vivants et œuvres d’art exposées. Ce dialogue éphémère entre l’art et la chorégraphie suscite chez les visiteurs une expérience spectatorielle hybride. Il amène ainsi les artistes chorégraphes et l’institution muséale à interroger leurs pratiques, voire à les transgresser.
Dans quelle mesure la danse au musée échappe-t-elle au spectacle ? Quelle place joue-t-elle dans l’espace muséal avec – ou sans – les œuvres ? Quelles sont les conditions pour que l’expérience du public soit réellement hybride, au-delà d’un spectacle et d’une exposition ? Autant de questionnements inspirés par quatre immersions chorégraphiques menées par t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e au Musée des Beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville.
L’envie d’expérimenter la danse au musée est née en 2018 dans le sud du Vietnam, où, avec la chorégraphe Emmanuelle Vincent (binôme t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e), nous avons fait pénétrer le solo Mutante 1 au Musée des Beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville. Ceci s’est réalisé dans le cadre de l’exposition Chuyen minh hung khoi (Le sourire de la mutation) et du projet transculturel belgo-vietnamien Máy xay sinh to 2. Nous avions en effet choisi de confronter nos recherches chorégraphiques en cours avec un musée et son public, faisant temporairement cohabiter la danse avec les œuvres d’art exposées. Une ambition de décloisonnement chère à t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e, où nos créations sont pensées au-delà de la scène d’un théâtre. Mutante est ainsi devenue aujourd’hui une pièce proposée dans deux versions, en scénique et hors scène.
Se sont ainsi déclinées dans ce musée quatre propositions distinctes, suscitant pour chacune d’entre elles une réception particulière de la part du public. La première intervention fut une performance le soir du vernissage. La deuxième fut un workshop de danse, annoncé dans le programme de l’exposition. Le troisième temps fut une série de répétitions, qui, elles, n’avaient pas été communiquées. Enfin, le spectacle de danse proprement dit eut lieu lors de la soirée de clôture de l’exposition. Ces déclinaisons muséales furent ressenties très différemment par le public. Regardons de plus près ces quatre immersions du corps en mouvement dans un espace muséal vietnamien et voyons leurs répercussions du point de vue de la réception.
Degré d’étonnement
La performance présentée le soir du vernissage n’était pas annoncée dans le programme de l’exposition contrairement au spectacle de danse prévu pour la soirée de clôture. Cette différence de communication est cruciale dans l’étude de la réception où deux scénarios se sont distingués : d’un côté, un public invité au vernissage d’une exposition a découvert, par surprise, deux danseuses évoluant au milieu des œuvres d’art (dans une salle dédiée à la photographie). D’un autre côté, des spectateurs et spectatrices ont été invités à un spectacle de danse dans un musée : ce public-là était préparé à voir de la danse, et ce dans un contexte différent du théâtre.
Tout comme pour la performance du vernissage, les répétitions du spectacle (qui se sont déroulées pendant les heures d’ouverture de l’exposition) n’ont pas non plus été annoncées dans la communication de l’exposition. Cependant, le degré d’étonnement du public muséal fut assurément supérieur lors des répétitions, étant donné qu’il est commun de nos jours de présenter une performance – ou tout au moins un événement live – lors d’un vernissage.
Qu’aurait de particulier une répétition de danse dans un musée pour des visiteurs qui, déambulant, se retrouvent soudain face à un corps vivant ? Ne s’agissant ni d’un spectacle annoncé à une heure précise, ni d’une performance proposée lors d’un vernissage, le public verra sa visite transformée.
Sans que cela ait été prévu de notre part, la danse s’est improvisée en tant qu’outil de médiation entre le public et les sculptures. Des mutations s’opérèrent ainsi dans l’espace d’exposition, devenu le temps de la répétition un espace hybride, à mi-chemin entre un espace d’exposition et un espace théâtral. Les spécificités d’une telle rencontre (entre les corps dansants, les œuvres exposées et le public) versus la configuration d’un spectacle annoncé pour une soirée de clôture font ainsi se distinguer la figure du « public visiteur de musée rencontrant la danse dans son parcours » de celle du « public spectateur de danse au musée ».
Du corps-visiteur au corps-spectateur
L’inclusion du public, selon son âge, sa culture et sa connaissance linguistique, est un des enjeux majeurs des structures muséales et des centres d’art. La danse figure justement comme un des moyens d’inclure davantage le public dans l’univers artistique présenté. Le corps-visiteur contemporain se métamorphose ainsi dans le cadre de nouvelles typologies de médiation. Dans nos expériences au Musée des Beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville, le « corps-visiteur » a ainsi tour à tour été témoin, voyeur ou spectateur du corps en mouvement, se transformant ponctuellement en « corps-spectateur ». Mais naturellement, il ne s’agit pas que de rapport au corps : un corps-spectateur, comme l’a souligné le philosophe Christian Ruby, « ne fait pas référence uniquement à un être humain mais d’abord à un espace de corrélation œuvre-spectateur » 3.
Au regard de la multitude et diversité d’expériences proposées aux visiteurs – et spectateurs – d’art, ces notions de corps-spectateur ou corps-visiteur sont probablement trop réductrices vis-à-vis de la condition d’hybridité du public contemporain de musées, à mi-chemin entre visiteur et spectateur. En écho aux pratiques actuelles de danse au musée, entre la « black box » d’un théâtre et le « white cube » d’une galerie, la critique et historienne de l’art Claire Bishop évoque une zone grise (« gray zone ») 4 où la danse s’expose et où le public se métamorphose.
S’il n’y a pas eu d’interactivité à proprement parler avec le public lors de nos quatre incisions chorégraphiques (mis à part le moment du workshop), le corps des visiteurs et visiteuses fut cependant sollicité. Comme notamment lors de la performance du vernissage où le public tourna autour des performeuses, appréhendées telles des œuvres d’art vivantes, allant jusqu’à les toucher du doigt lors de poses sculpturales. Un effacement d’une limite corporelle en partie expliqué par le fait qu’au Vietnam toucher les œuvres d’art (y compris les peintures) est encore assez commun. Par ailleurs, lors du moment des répétitions, certaines personnes déambulant dans le musée, véritablement surprises de découvrir des corps vivants au milieu des sculptures, s’arrêtèrent au chambranle des portes donnant sur la salle, n’osant gêner ce qu’il y avait en cours sans savoir de quoi il s’agissait. D’autres, moins timides ou plus curieuses, s’avancèrent dans la pièce et, par réflexe conditionné, n’hésitèrent pas à prendre des photos tout en gardant une distance spectatorielle plus proche de la figure de spectateur (d’une performance) que de celle de visiteur (d’une exposition). Ces personnes se sont-elles senties exclues ou au contraire invitées à partager ce moment ? Ont-elles été plus concentrées sur la danse et moins enclines à observer les œuvres exposées ?
C’est une tout autre situation que le public a pu expérimenter lors du spectacle de clôture de l’exposition, étant dans un rôle bien défini, celui de spectateur ou spectatrice. L’hybridité du public de danse au musée évolue ainsi selon trois composantes : corps-visiteur, corps-acteur et corps-spectateur. En parallèle à la coprésence des danseuses avec le public, la danse a également permis un lien privilégié avec les œuvres d’art exposées dans les espaces où le corps s’est invité. Cohabitant avec une série photographique ou immergé au milieu de sculptures, le corps en mouvement a su tisser des relations intermédiales et réinterroger les œuvres plastiques.
Pluralité d’approches
Ces expériences chorégraphiques au Musée des Beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville ont suscité l’envie de questionner cette pratique hors scène où la danse s’invite dans les espaces dédiés à l’exposition d’œuvres d’art. Mais qu’entendre au fond par « danse au musée » ? Qu’il s’agisse d’« activities », en référence à Allan Kaprow, précurseur du happening dans les années 1960, d’un « event », en écho à l’œuvre interdisciplinaire du chorégraphe Merce Cunningham, d’une performance (au sens de « performance art ») ou d’un spectacle de danse en tant que tel, toutes ces modalités de présence du corps en milieu muséal sont vouées à déplacer des limites. Celles d’un médium, la danse, comme celles d’une institution, le musée. La définition d’une institution muséale est relativement claire, malgré les réflexions actuelles autour de sa redéfinition au-delà de sa triple mission collecter/conserver/exposer. En revanche, les contours de ce qu’est la danse aujourd’hui sont plus difficiles à dessiner tant les approches artistiques sont multiples et variées. La « danse au musée » doit donc s’appréhender dans sa pluralité de pratiques et de dispositifs. Convoquée au musée, la danse, dans toutes ses formes, participe ainsi sans doute à la mutation du musée au XXIe siècle, notamment au travers de la médiation qu’elle propose.
Les projets de danse au musée, menés en binôme entre institutions muséales et chorégraphes, sont d’échelles et de natures très diverses à l’image de ces deux initiatives européennes : le projet Icon Dance, au British Museum en 2014 (qui consistait en une série d’interventions dansées dans le musée pendant une semaine), ou le projet Dancing Museums, développé sur deux ans, de 2015 à 2017, dans huit musées européens, de la National Gallery au Louvre, en passant par le MAC VAL (Musée d’Art contemporain du Val-de-Marne). Un projet en collaboration avec des structures chorégraphiques, dont La Briqueterie (Centre de développement chorégraphique du Val-de-Marne), qui construit par ailleurs une réflexion sur la danse au musée et sa vertu médiatrice 5.
Les enjeux et objectifs de la danse au musée sont multiples : promouvoir la danse en tant qu’art ou médium (en la médiatisant hors des murs du théâtre) ; investir des espaces insolites et rencontrer un public nouveau ; enrichir une programmation muséale en proposant aux visiteurs un événement live (éventuellement gratuit) ; expérimenter une médiation artistique d’une nouvelle nature entre l’art plastique et le public (comme le fait par exemple Aurélie Gandit, historienne de l’art et danseuse, qui propose depuis 2007 des visites guidées où la danse commente et interprète des œuvres d’art). Mais l’intervention de la danse dans les musées en tant que moyen de médiation peut également se faire de manière plus implicite. Réside alors la beauté d’un espace-temps hybride où le public voit bousculée sa lecture habituelle.
L’enjeu peut être aussi d’exposer la danse et ainsi repenser à la fois les notions de spectacle et d’exposition. La danse s’expose-t-elle ? Oui, et à double titre. Au sens d’exposition artistique, mais aussi au sens figuré quand la danse s’expose aux dangers d’adaptation de son contenu chorégraphique (dans le cas d’une pièce déjà chorégraphiée). Une limite que souligne Claire Bishop dans l’article « The Perils and Possibilities of Dance in the Museum », pour qui l’introduction de la danse dans le milieu muséal convoque plusieurs difficultés 6, notamment vis-à-vis du cadre historique, de la réception, de l’altération du sens et du support financier.
Présenter un spectacle de danse dans un musée implique donc parfois de repenser une chorégraphie existante, créée pour la scène, comme a dû l’être le spectacle Parades and Changes créé par Anna Halprin en 1965, puis présenté en 1970 au Berkeley Art Museum (BAM/PFA) pour l’ouverture du musée. Mais, au-delà d’une adaptation (d’un spectacle pour un autre), la danse au musée peut faire l’objet d’une remédiation 7, où le spectacle de danse serait transformé en exposition de danse. Ce fut le cas de l’exposition Work/Travail/Arbeid de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, véritable travail de transposition de la danse en exposition, présenté en 2015 à Bruxelles, au Wiels, puis « exposée » à nouveau dans différents musées d’art contemporain. De Keersmaeker répond à la question de savoir si une chorégraphie peut être présentée sous forme d’exposition en concevant une version muséale de la création scénique Vortex temporum (2013). Plus récemment, elle a créé en 2020 Dark Red, une œuvre conçue, quant à elle, spécifiquement pour le musée Kolumba Kunstmuseum à Cologne.
Chaque manière de faire dialoguer le corps en mouvement avec des œuvres plastiques ou un espace muséal a ainsi sa spécificité. La réception du public varie par ailleurs considérablement suivant le degré d’improvisation, d’intimité, d’interactivité (avec le public mais aussi avec l’œuvre), ou encore d’intermédialité (si d’autres médiums sont associés pour l’occasion). Dans cette profusion d’approches, entraînant avec elles le public dans l’expérience d’un événement hybride, se distinguent d’innombrables typologies : mouvements chorégraphiés ou mouvements improvisés ; corps chorégraphiés pour l’espace muséal ou plus spécifiquement en résonance avec certaines œuvres exposées ; dialogue avec des œuvres traditionnelles ou contemporaines ; performance silencieuse ou sonore.
La danse au musée peut donc prendre plusieurs visages, sa nature et sa réception changeant suivant le contexte culturel où elle s’inscrit et la manière dont elle s’articule avec d’autres œuvres. Qu’il s’agisse de danse exposée, d’un spectacle de danse, de répétitions publiques ou encore d’un workshop, la danse en milieu muséal participe pleinement à la mutation muséologique et muséographique contemporaine. La danse au musée métamorphose son public, figure hybride entre visiteur, spectateur, voire co-acteur. Elle métamorphose l’institution muséale dont l’espace d’exposition incarne, le temps de cette danse, une scène qui n’en est pas une. Elle métamorphose l’éventuelle chorégraphie existante, au-delà d’une adaptation, repensant les mouvements mais aussi la musique ou la lumière, et enfin elle métamorphose la perception des œuvres plastiques exposées. « Un non-lieu spectatoriel. » Un non-lieu au sens juridique, dans le sens où il n’y aurait pas lieu de continuer l’action d’être spectateur pour rester ou (re)devenir visiteur. Il s’agit aussi d’un « non-lieu muséal », en écho avec l’acception anthropologique développée par Marc Augé 8, où l’espace physique de la représentation du vivant dans le musée n’appartiendrait plus, ponctuellement, au paradigme muséal. Ceci naturellement évoluera et d’autres non-lieux seront à inventer. •