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    NDD#81 – « Quitter l’entre-soi » – Entretien avec Pierre Thys

    Propos recueillis par Isabelle Meurrens

    Bien connu du monde de la danse en Belgique et à l’international, Pierre Thys a longtemps travaillé auprès de Frédéric Flamand à Charleroi/Danses d’abord, puis
    au Ballet de Marseille en tant que directeur de la communication. Programmateur danse au théâtre de Liège depuis 2012 , il vient d’être nommé directeur du Théâtre national.

    Vous êtes bien connu dans le milieu de la danse, le secteur place donc beaucoup d’espoirs et d’attentes dans cette nomination. Quelles places pour les artistes et la danse ?

    Il est évident qu’en me nommant à la tête de cette maison la danse va avoir une position beaucoup plus prégnante à la fois dans les axes de programmation et aussi dans l’escarcelle de production et de diffusion. Je voudrais que durant mon mandat on puisse aussi produire des spectacles de danse et en particulier des artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’était une demande récurrente de la RAC (Fédération professionnelle du secteur chorégraphique, ndlr), que la danse soit plus présente sur les plateaux du Théâtre national. Dans les artistes associés, il y a deux danseuses chorégraphes : Ayelen Parolin, que je suis depuis très longtemps et dont le travail me passionne ; elle possède un langage singulier par sa théâtralité via l’expressivité du corps et par son écriture. Et puis deuxièmement, Hendrickx Ntela, krumpeuse verviétoise issue de Tremplin Hip-Hop, qui n’est pas au même endroit de son parcours et ne pourrait pas aujourd’hui faire de grands plateaux comme Ayelen, mais qui travaille d’arrache-pied et qui singularise son écriture sans en perdre l’essence ; elle évolue vers quelque chose de plus hybride tout en gardant son indéniable talent de krumpeuse. Aussi, je ne veux pas d’exclusivité outrancière par rapport aux artistes associés, car c’est contraignant pour les artistes et pour l’institution. On travaille en bonne entente avec tous les autres opérateurs culturels.

    Côté festival, je supprime le Festival XS, même si j’aimais le côté festif. Je vais créer deux temps forts par saison : le festival « les scènes nouvelles », qui va être dédié à la création émergente transdisciplinaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec pour objectif de donner une visibilité à des spectacles qui n’ont pas eu la diffusion qu’ils méritaient. Je voudrais que le centre névralgique du festival soit les trois plateaux du Théâtre national mais qu’il y ait également d’autres partenaires. Comme il y aura parmi les artistes associés deux autrices – Caroline Lamarche, pour l’incroyable regard qu’elle pose sur les arts de la scène, et Joëlle Sambi Nzeba, slameuse, performeuse, poétesse –, le deuxième temps fort est pensé avec elles. Il s’agit de littérature et de slam que nous avons nommés « Mad – Les mots à défendre ». Pour l’instant, je l’imagine comme deux week-ends consécutifs, l’un dédié aux écritures dramatiques et à toutes les littératures ainsi qu’à des formes plus hybrides dans lesquelles la danse et le théâtre pourraient trouver leurs places. Il s’agirait de lectures, de l’art du dire, du raconter, du conter, du traduire. Le deuxième week-end serait plutôt consacré au slam et aux écritures urbaines.

    Dans la presse on a beaucoup entendu le mot « transversalité » pour qualifier votre projet au Théâtre national. Qu’est-ce que vous entendez par transversalité ? Est-ce que ce sont les formes elles-mêmes qui sont transversales où est-ce que cela se réfère plutôt à une diversité des formes ?

    Il s’agit des deux. Il y a en effet hybridation des formes par les artistes que j’ai choisi d’associer. Par ailleurs, bien qu’on soit centré autour des arts de la scène, je souhaite intégrer d’autres arts : arts plastiques (via un partenariat avec le BPS22 à Charleroi), littérature, etc. C’est le second sens de la transversalité. Une autre dimension dans la transversalité qui m’intéresse plus encore, c’est de travailler sur la reconfiguration des espaces publics et du rapport immédiat que le théâtre entretient avec la ville. J’ai convenu d’un accord avec La Cambre, qui va, au sein de l’atelier d’architecture d’intérieur, travailler sur la réorganisation des espaces, du rapport à la rue mais aussi de la circulation des publics au sein du bâtiment. Il nous faudrait également travailler du point de vue de l’urbanisme sur la visibilité du bâtiment car, si la nuit les néons le rendent visible, la journée il disparaît, se confondant avec les immeubles de bureaux voisins. Et enfin, il y a la transversalité en matière de médiation. Je voudrais connecter les dispositifs de médiation, qui sont des acquis d’excellence ici au Théâtre national, à tous les grands programmes de développement urbain qui sont de véritables modèles de revitalisation des quartiers et de la ville dans sa globalité. Sans l’intervention des associations socioculturelles et d’éducation permanente présentes sur le territoire, il est impossible de parvenir à plus de porosité dans les communautés et les publics.

    Quel est pour vous le public du Théâtre national, ou plutôt son territoire, le quartier de l’Alhambra ? La ville de Bruxelles ? La région bruxelloise, ou encore l’ensemble des francophones de Belgique ?

    Il est clair que dans mon rapport inclusif au public et aux communautés, je pense bien sûr au territoire de Bruxelles-Capitale, mais également aux provinces connexes, et je connais évidemment très bien la Wallonie. La position du National est particulière, nous sommes dans le centre-ville sans y être totalement. Le boulevard Jacqmain est plutôt un lieu de bureaux et d’administration au sein duquel il y a très peu d’habitations. à deux pas, Il y a aussi Rogier, et le « mini-Manhattan », une sorte de « no man’s land ». En face, il y a le quartier de l’Alhambra et de la prostitution et derrière, la rue Neuve, lieu fort fréquenté sans être un véritable lieu d’habitation.

    Il est très important de se concentrer également sur un territoire très proche et très habité, l’autre côté du canal, avec lequel il est nécessaire d’avoir beaucoup plus de porosité. On va travailler avec des axes de programmation qui devraient sensibiliser une partie de la population, notamment la jeunesse. Il s’agit de la dimension « culture urbaine » dans sa globalité, comme le slam et la danse, et qui fait clairement partie de mon projet. Je vais mettre en place un dispositif assez important qui va être récurrent chaque année, « à la Senne comme à la ville », qui sont des projets dits de théâtre ou de danse participatifs mais de haute exigence culturelle et artistique. Ce sera un travail progressif dont la finalité sera un spectacle de grande envergure.

    Quand on parle d’inclusion des publics on parle presque toujours de classes populaires et des « cultures urbaines » , mais qu’en est-il de l’entre-deux : la classe moyenne – issue d’une culture ouvrière qui n’existe plus – qui ne franchit jamais la porte des théâtres ?

    Ce qui pourrait les pousser à passer la barrière symbolique, c’est le large spectre de la programmation. Il y aura du théâtre et de la danse contemporaine, mais aussi des textes de grands répertoires avec des spectacles qui pourraient ne pas rencontrer mon esthétique à moi mais qui pourraient être beaucoup plus accessibles en termes de visibilité. Des réponses à cette problématique peuvent également se trouver dans le stand-up par exemple, un véritable acte théâtral qui peut fédérer. Une autre dimension dans le projet qui est complexe mais que je voudrais atteindre, c’est une plus grande porosité entre le secteur culturel et celui de l’entreprise. D’une part, car cela peut oxygéner un budget, mais également car le secteur de la culture comme celui de l’entreprise travaillent à la constitution de l’ordre social que nous sommes. C’est pourquoi les séparer n’a aucun sens. Travailler avec une plus grande perméabilité entre ces deux secteurs permet de toucher un public différent, d’ouvriers, d’employés, de cadres moyens qui a priori ne mettent jamais les pieds dans un théâtre. L’essentiel, pas uniquement pour le Théâtre national mais pour tous les théâtres, c’est de quitter l’entre-soi.

    Avec une volonté de s’ouvrir à différents publics sur un territoire étendu se pose également la question de l’accessibilité du théâtre corrélé avec les problèmes de mobilité à Bruxelles. Si on veut que les gens viennent au spectacle, il faut qu’ils puissent rentrer chez eux. Or n’y a-t-il pas des mots tabous dans la communication des théâtres, comme « parking » ou «en voiture » ?

    Cela fait partie d’une réflexion beaucoup plus globale sur une institution plus durable. C’est une problématique qu’on ne peut pas négliger, venir en ville en voiture est un calvaire total. La voiture est aujourd’hui la malvenue en ville mais on ne peut pas imposer à tout le monde de prendre le vélo. Peut-être qu’il faudrait réfléchir à une nouvelle grille horaire pour permettre aux gens de reprendre un train, par exemple, et mettre des dispositifs en place qui favorisent l’accessibilité. Et les théâtres doivent être clairs et transparents dans leur descriptif d’accessibilité.

    Après les questions d’environnement et d’inclusion, qu’en est-il de cet autre sujet au cœur des débats sociétaux : tout ce qui concerne la gouvernance, la parité et la gestion d’équipe ?

    Pour revenir aux artistes, j’ai été très vigilant à la parité et je ne m’en cache pas, je pense que si l’on veut que la diversité culturelle puisse enfin résider au cœur de la maison, il faut être proactif. C’est une des raisons de la présence de Joëlle Sambi par exemple, dont le parcours singulier m’intéresse bien évidemment, mais son afro-descendance aussi. Cela a été discuté en pleine conscience : si elle se considérait comme un alibi à mon projet, je préférais qu’elle refuse. Mais au contraire, elle voit cela comme la manière de procéder. Si l’on veut du changement sur les plateaux comme dans les équipes, il faut les imposer et les mettre au cœur du projet. J’ai également beaucoup réfléchi à la gouvernance, dont les maîtres-mots, bien qu’ils soient un peu bateau, sont la cohésion, la concertation, la transversalité, la co-construction et la collaboration. Je suis un fervent défenseur de ce qu’on pourrait appeler la régulation collective, avec une espèce de liberté des flux d’information et des échanges au cœur de l’institution, tout en gardant un cadre décisionnel fort avec un leadership clairement défini aux yeux de tous et de toutes. Nous allons travailler en concertation, notamment sur comment redéfinir la nouvelle identité du Théâtre national. Nous allons discuter avec le responsable de la communication, des publics et de la médiation afin de la redéfinir en accord à la fois avec le projet et avec les besoins de l’institution.

    Je vais donc insuffler une nouvelle identité à la maison, et en définir les grandes lignes de force, mais je reste convaincu que l’identité d’une maison est façonnée par l’équipe. Le leadership va faire en sorte que l’équipe puisse s’amuser à la construire avec la personne qui est à la tête de la maison. •

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