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    NDD#73 Une collection chorégraphique

    Merce Cunnigham Scenario © Jacques Moatti – Opéra de Paris

    Par Rosita Boisseaux

    La danse, la mode. Un pas de deux de longue haleine. Régulièrement, les chorégraphes courent les défilés, feuillettent les catalogues des tendances pour distinguer leurs spectacles.

    Les collaborations entre danseurs et couturiers trament des pages conjointes de gestes et de tissus tout au long de l’histoire de l’art chorégraphique avec des résultats contrastés. Question de griffes évidemment, mais aussi d’enjeux. S’agit-il d’habiller la danse ou le contraire, de la costumer, de l’enrober ou de la faire surgir ? D’en faire un défilé ou une revue ? Autant de questions qui soufflent sur les garde-robes des spectacles chorégraphiques.

    Parmi les alliances chics et attractives ayant tatoué les mémoires depuis le début du XXe siècle, celle de Coco Chanel, proche de Serge Diaghilev (1872-1929), le génial patron de la troupe des Ballets russes (1909-1929), a su dégager une voie unique. Pour Le Train bleu (1924), de Bronislava Nijinska (1891-1972), elle dessine un vestiaire de sportifs, maillots de bains, tenues de golf et de tennis, coloré et frais, pratique aussi. Sa signature se lit dès le premier coup d’œil mais reste à sa place en valorisant d’abord le mouvement. Dans un registre tout aussi couture, Yves Saint Laurent (1936-2008) file un peps sexy en diable aux héroïnes de Roland Petit (1924-2011). Avec lui, Esmeralda peut prendre d’attaque haut la jambe Notre-Dame de Paris (1965). Quant à Shéhérazade (1973), elle est drapée mais court vêtue, dans le même esprit longues jambes glamour.

    Redéfinir le corps

    Sur le terrain de la danse contemporaine, il faut citer la complicité de Karole Armitage et Christian Lacroix, qui collaborera aussi avec Blanca Li, ou encore celle de Philippe Decouflé et Philippe Guillotel, aujourd’hui proche du chorégraphe Jean-Christophe Maillot. La scène chorégraphique, qui revendiquait à ses débuts des corps ordinaires dans des vêtements quotidiens, a aussi complètement chamboulé l’écriture et la lecture classique du rapport danse-costume. Particulièrement offensifs, Régine Chopinot et Jean-Paul Gaultier ont livré un chapitre effervescent, dont la longévité, de 1983 à 1993, est aussi un exploit. De Délices à Façade en passant par Le Défilé ou K.O.K., leur conversation artistique a cousu main des costumes résolument fantaisistes, pur « prêt-à-danser », pour l’esprit irrévérencieux de Chopinot. Qui d’autre que ces deux lascars pouvaient imaginer mettre en scène de vieux slips qui pendouillent, des robes pulls immenses pour marquises trop frileuses, des guêtres et des pantalons « tutus » ? En fusionnant le geste et le vêtement pour le meilleur, ils ont aussi combiné le merveilleux et l’insolence en inventant des créatures jamais vues. « Jean-Paul possédait ce talent d’extrapoler d’une manière directe les corps des danseurs, expliquait la chorégraphe en 2005. Ces corps étaient excessivement différents et il en exacerbait les spécificités pour en donner une sorte de vision tragique. Cette redéfinition était passionnante à vivre. Les mollets étaient gonflés, la taille serrée par des corsets au point de couper la respiration et inverser les structures du corps pour susciter des jeux physiques nouveaux… ».1

    S’effacer derrière le geste

    Récemment, c’était au tour d’Angelin Preljocaj de demander à Gaultier de prendre soin de sa Blanche Neige (2008) avec une ligne couture près du corps. « Je ne travaille qu’avec des gens que j’admire, déclarait Gaultier lors de la création. C’est un luxe. Qu’il s’agisse de Régine Chopinot, qui m’impressionne toujours autant, ou de Madonna, je suis amoureux du travail et j’apprécie la personne. Mais une nouvelle aventure doit me faire aller ailleurs. C’est une histoire d’amour intéressée en quelque sorte. Je connais Angelin depuis quelque temps. J’ai vu certains de ses spectacles, comme Eldorado, visuellement magnifique. Les apparitions des danseurs qui sortent de cadres comme par un procédé de morphing2 sont proches de ce que j’aime. » Échanges de bons procédés qui ourlent la danse en beauté et toute modestie. S’effacer derrière le geste est le mot d’ordre de Gaultier. « Ce serait ridicule de se mettre en avant, poursuivait le créateur. Une histoire, un ballet, un film sont avant tout des ensembles et le costume doit s’intégrer dedans. Lorsque je travaille avec quelqu’un, je le respecte, je le flatte, je suis même servile. Peut-être trop parfois, tellement j’ai envie d’aller dans son sens, de servir l’histoire. Ça peut d’ailleurs me faire oublier des idées précises que j’avais sur le sujet. Mais sans être prétentieux, j’ai le sentiment que mon style est suffisamment fort pour résister. »

    Le Costume, vêtement ordinaire

    Dans un registre plus discret, Anne Teresa De Keersmaeker a travaillé avec Dries Van Noten pour Rain (2001) et Drumming (1998), sur des partitions de Steve Reich. Après des années passées à utiliser les mêmes vêtements pour les répétitions quotidiennes et pour les spectacles, la chorégraphe flamande bouscule ses habitudes en incluant le couturier dans son processus de création ainsi que le scénographe Jan Versweyveld dans le cas de Drumming. Un « triangle qui allait de soi », selon Anne Teresa De Keersmaeker. « Nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre, commente-elle. J’ai une grande admiration pour Dries Van Noten. Il a un savoir-faire et un amour du travail qui sont très proches de ce qu’est aussi la danse. Les tissus, les couleurs, les coupes, l’architecture des costumes sont très précis. Il y a une certaine idée du luxe, l’amour des belles choses dans la matière et dans l’acte même. » Du côté de Van Noten, qui a également collaboré avec Sidi Larbi Cherkaoui et Justin Peck, le point de vue est le suivant : « La vision d’Anne Teresa est très spécifique car elle n’aime pas les costumes de scène, ce qui rend mon travail plus difficile. On doit avoir l’impression que les danseurs portent leurs propres vêtements », confiait-il en 2011 pour la revue de l’Opéra national de Paris. « D’une certaine manière, c’est la façon dont j’opère pour mes collections : je n’aime pas raisonner en termes de looks complets, je préfère penser à des pièces que l’on peut mélanger avec le reste de sa garde-robe. Avec Anne Teresa, cette idée devenait plus radicale, car les formes des vêtements devaient être très simples. »

    Si le phénomène couture stylée signe la complicité De Keersmaeker et Van Noten, d’autres métamorphoses se déploient aussi sur les plateaux. Plus sculpturales, résolument extravagantes, les créations de la styliste Rei Kuwakubo – fondatrice de la maison Comme des garçons – pour Merce Cunningham ont fait surgir des créatures insolites dans Scenario (1998). Le chorégraphe évoquait ce vestiaire totalement affranchi des formes humaines en racontant qu’il avait observé une jeune femme avec un sac à dos et que l’ensemble de sa silhouette était proche de celles conçues par Kuwakubo. Cette dernière qui « croit à la chance, à l’expérimentation et au risque »3, a glissé dans des endroits singuliers des « prothèses de tissus » qui donnent illico un cul énorme à une simple robe à carreaux ou un ventre protubérant à un justaucorps. Une vision folle de la déformation physique qui met sur orbite une danse mutante. •

    1 Les extraits cités proviennent d’entretiens menés par Rosita Boisseau, pour son livre Deuxième peau, Habiller la danse, Actes Sud, 2005 (citation de Régine Chopinot) ou pour Le Monde (Jean-Paul Gautier en 2008, Anne Teresa De Keersmaeker le 11/07/2018).
    2 Technique consistant à passer progressivement d’une image à une autre.
    3 Philippe Noisette, Couturiers de la danse, éd. de La Martinière, 2003.
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