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    NDD#65 Soins et Prévention : le paysage belge

    Santé et danse. Ce colloque, organisé par l’asbl FED (Formation Enseignant Danse 1) en mars 1992 au sein de l’Université de Louvain-la-Neuve, se voulait une réflexion sur « les problèmes inhérents à la pratique intensive et précoce de la danse » ainsi qu’une sensibilisation à « l’importance de la guidance médicale et psychologique dans la préparation de la carrière artistique 2 ». Vingt-trois ans plus tard, quelle évolution peut-on observer à cet égard ? Où parle-t-on de la santé du danseur en Belgique ?

    Difficile d’y voir clair lorsque, comme c’est le cas en Belgique, la danse est peu institutionnalisée. D’où notre volonté d’aller à la rencontre d’une dizaine de danseurs et pédagogues, classiques et contemporains, qui ne pourraient cependant témoigner à eux seuls de la densité du propos. Notre démarche ne se donnera par conséquent qu’une modeste ambition, celle d’avoir franchi le pas entre la théorie et la pratique, entre l’abondance des manuels consacrés à la santé des danseurs, et la réalité même de ces derniers. Parmi eux, la danseuse Céline Chebaiki qui a dû interrompre sa carrière suite à ses blessures ; la responsable pédagogique du Conservatoire de la danse / Studio Maison Béjart de Bruxelles, Anne-Lise Brevers-Kuhn ; la professeure Caroline Sanchez ; les coordinateurs pédagogiques de P.A.R.TS., Anne-Linn Akselen et Salva Sanchis ; deux de leurs étudiants, Laura Maria Poletti et Frank Gizycki ; le danseur Domenico Giustino, ex-étudiant à P.A.R.T.S. qui reprend aujourd’hui des études de kinésithérapie ; et la directrice artistique de la section danse contemporaine du Conservatoire Royal d’Anvers3, Iris Bouche.

    Un corps mis à l’épreuve

    Soucieux de son progrès, le danseur ne connait-il pas mieux que quiconque le sentiment jubilatoire de s’être dépassé ? Si un discours semble se faire de plus en plus présent en danse contemporaine – celui qui met non seulement l’accent sur la nécessité de travailler en accord avec son anatomie, mais aussi qui se préoccupe du moral des artistes – les danseurs sont pour la plupart pourvu d’une forte résistance à la douleur. L’habitude de la souffrance, couplée à l’idéal de perfection, rend parfois difficile la connaissance de ses limites : un ultimatum du corps fluctuant en fonction de l’âge, de la fatigue et de ses vulnérabilités.
    La danse classique a longtemps cristallisé ce déni de la douleur, un sacrifice silencieux au nom d’un absolu par définition sans limites. En rupture avec ce discours, la danse contemporaine a permis l’exploration de mouvements moins extrêmes, basés sur la connaissance de l’anatomie. Cependant, il apparaitrait qu’une fois engagé dans la vie professionnelle, les danseurs contemporains peuvent, à l’instar des danseurs classiques, être amenés à travailler dans des conditions complexes : la peur de perdre son contrat en motiverait plus d’un à danser à coups d’anti-inflammatoires, malgré la douleur.
    Une tendance bien connue au sein du milieu, qui fait l’objet de toute l’attention des coordinateurs de l’école de danse P.A.R.T.S. et des professeurs de la section danse contemporaine du Conservatoire Royal d’Anvers. Ainsi encouragent-ils leurs étudiants blessés à préférer le repos, parfois même malgré la résistance de ces derniers, car, comme le souligne Salva Sanchis, « quand on est danseur, on ne peut pas se permettre de se cantonner à des buts sur le court terme, il faut préférer le long terme. Ce qui n’est pas toujours facile, car tant que l’on n’est pas passé par l’expérience de la blessure, on n’en prend pas assez conscience ». Cependant, explique-t-il, « nos buts artistiques entrent parfois en conflit avec le meilleur scénario pour notre corps. Dans ces cas là, il faut savoir trouver la juste mesure ». Iris Bouche précise également que la douleur ne peut devenir une excuse à ne pas travailler pleinement le mouvement : « tout l’enjeu est de déceler à partir de quand la douleur devient une indication de nos limites. »

    Prévention et blessure

    Les écoles de danse intègrent à des degrés variables l’aspect préventif au sein de leur formation. Les jeunes danseurs (entre 7 et 18 ans) formés au Conservatoire de Bruxelles sur le modèle classique de l’école Vaganova4 ne reçoivent pour l’instant pas de cours d’anatomie spécifique, bien que le professeur veille à en parler pendant l’entrainement. Ici, la prévention des blessures passe essentiellement par un cours construit de manière à ce que les élèves soient suffisamment échauffés. Les élèves ont, en outre, la possibilité de suivre des cours de barre-à-terre et de yoga. Au Conservatoire Royal d’Anvers, Iris Bouche prévoit au sein de sa formation des modules de Pilates, de technique Alexander, de méthode Feldenkrais et de Yoga Ashtanga. Depuis son entrée en fonction il y a cinq ans, elle a mis en place un système de coaching où cinq professeurs endossent un réel rôle de « mentor », guidant les élèves tant d’un point de vue physiologique qu’émotionnel. Parce que le programme des jeunes danseurs mêle un nombre conséquent d’heures d’entrainement et de cours théoriques et demande investissement et discipline, elle a également opté pour un aménagement des horaires de cours leur permettant de récupérer physiquement5. Quant à l’école P.A.R.T.S. à Bruxelles, celle-ci encadre ses élèves d’une équipe de quatre coordinateurs pédagogiques et veille à la santé de ses étudiants non seulement via sa cantine macrobiotique mais aussi via des cours d’anatomie (tant théoriques qu’expérimentaux), de Pilates, des modules de pratiques somatiques6 et du yoga tous les matins. Leur cours de danse classique est de plus donné par un professeur pratiquant également du Gyrokynésis. Anne-Linn Akselen, coordinatrice pédagogique au sein de l’école, souligne par ailleurs qu’il s’agit de « trouver le meilleur alignement et savoir comment utiliser au mieux son potentiel ».

    La blessure est le plus souvent vécue comme un moment difficile mais formateur. Selon Iris Bouche, elle permettrait de « redéfinir notre manière de travailler, avec et autour de nos faiblesses ». Cet apprentissage via l’expérience permet de mieux conscientiser l’aspect préventif de la blessure et d’aiguiser la conscience de ses besoins. Pour certains, le moment de la blessure est aussi révélateur d’un manque de soins spécialisés en danse. L’expérience de Céline Chebaïki est emblématique de cette situation : après avoir fait « le tour des médecins », passant de spécialiste en spécialiste, en Belgique mais aussi en France, cette jeune danseuse a dû se faire opérer plusieurs fois et s’est aujourd’hui résolue à ne plus pouvoir danser. Aussi Salva Sanchis souligne-t-il que « contrairement aux athlètes qui sont directement pris en charge, les danseurs ne sont pas rapidement diagnostiqués, ce qui les amène souvent à danser avec leurs blessures ». Caroline Sanchez, professeure de danse classique et de jazz moderne, déplore quant à elle la rareté des professionnels de la santé qui « connaissent vraiment les danseurs ». Iris Bouche se questionne en outre sur la manière dont les médecins comprennent « physiquement » le danseur et émet l’idée d’un meilleur échange entre les deux mondes.

    Angoisse, stress et concurrence

    Le danseur expérimentera régulièrement des moments de pression au cours de sa carrière. Confrontés à « une constante remise en question de leur système de croyances », les étudiants peuvent « se sentir par moment désorientés », comme en témoigne ici Anne-Linn Akselen qui souligne que « pour un certains nombre d’entre eux, ils vont devoir se défaire de leurs habitudes et réapprendre, ce qui amène beaucoup de questionnements ».

    Lorsque vient le moment de se lancer sur le marché du travail, c’est une autre forme de pression que le danseur aura à gérer : celle associée aux auditions et à la nécessité de travailler pour obtenir son statut d’artiste. Une réalité qui n’échappe pas à cet étudiant en dernière année à P.A.R.T.S., Frank Gizycki, qui appréhende « l’investissement quotidien du danseur » qui devra jongler entre « la gestion de ses plannings professionnels (contrats, statuts, dossiers…), la nécessité de préserver son corps, le besoin de rencontrer des personnes et de participer à des évènements, la gestion du stress liée aux auditions, à la recherche d’emploi et aux déplacements, et la gestion de son foyer et des tracas de la vie quotidienne ».

    Qu’en est-il ensuite de l’aspect compétitif en danse ? Pour les danseurs en formation de P.A.R.T.S. et de la section danse contemporaine du Conservatoire Royal d’Anvers, l’évaluation ne repose pas sur des points et grades mais sur des appréciations continues et écrites, minimisant ainsi les comparaisons entre les étudiants. On y observerait même une certaine forme de soutien mutuel, confirmée par Laura Maria Poletti qui avance que « la concurrence entre les élèves est plutôt une forme d’émulation ». On ne pourrait cependant généraliser la bienveillance de ces écoles à l’entièreté du milieu de la danse. Une fois la formation terminée, le milieu professionnel de la danse serait pour certains le lieu d’une violence morale parfois difficile à contourner, une assertion néanmoins tempérée par le fait que le parcours du danseur est aussi varié que celui de n’importe quel autre artiste : rencontres négatives et positives s’entrecroisent.

    Des besoins contrastés

    Palliatifs à la précarité du métier, prestations sociales accrues, accompagnement à la reconversion, médecine spécialisée, aide à l’information, formation de pédagogue certifiée… Ces besoins ne font pas tous l’unanimité et rencontrent un degré d’adhésion variable. Entre hyper-responsabilisation et autonomie, la santé en danse cristallise toute la particularité du métier : être danseur, c’est éminemment personnel. C’est, selon Domenico Giustino, « un métier extrême dans lequel on ne se lance pas si on n’est pas prêt à faire certains sacrifices ». On retrouve ici toute la problématique soulevée par le sociologue Pierre-Emmanuel Sorignet pour qui la danse est avant tout un métier de vocation. Une particularité subjective de la santé en danse qui ne pourrait cependant en cacher une autre : la santé est également éminemment politique7. Elle en dit long sur la conscience collective d’une époque, et plus précisément, tel que l’a souligné la chercheuse Sylvie Fortin, sur « l’idéologie artistique dominante ». •

    1 Asbl créée en 1990 et fermée en 1995.
    2 Les participants étant des professionnels de la santé traitant de problématiques aussi précises que l’anorexie et la boulimie, les problèmes gynécologiques et les lésions de surmenage de la danseuse, les lésions et douleurs de l’appareil locomoteur ainsi que les possibilités de préventions, notamment via la technique Alexander.
    3 Artesis Plantijn Hogeschool Antwerpen.
    4 École Vaganova : enseignement russe des années 1920 qui doit son nom à la ballerine Agrippina Vaganova.
    5 Les mercredis étant désormais consacrés uniquement aux cours théoriques.
    6 Dont le Body-Mind Centering, la méthode Feldenkrais et la technique Alexander.
    7 Citons à cet égard les propos du sociologue qui avançait que « la difficulté à problématiser la santé de manière collective tient sans doute au statut d’emploi particulier des danseurs, fondés sur le mode de la vocation et des contraintes de marché en partie déniées : telle est la condition pour préserver le rapport enchanté au métier qui favorise l’intériorisation des intérêts artistiques des chorégraphes ». in Sorignet, P.-E., « Danser au-delà de la douleur », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 163, 2006, p. 47.
    Ou encore « comprendre les ressorts de la vocation artistique, c’est restituer le contexte politique et socio-économique dans lequel nait le désir de devenir artiste » in Sorignet, P.-E., Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, Coll. TAP / Enquêtes de terrain, La Découverte, 2010, p. 313.
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