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    NDD # 79 – Corps & lien – La médiation au temps du coronavirus

    Par Marie Baudet

    Suspendues, annulées, reportées : les créations, si elles ont pu continuer de s’élaborer à huis clos, ne rencontreront pas leur public avant plusieurs semaines. Si les spectatrices régulières et spectateurs habitués en prennent tant bien que mal leur parti, ce sont davantage les nouveaux publics, les populations voisines, indirectement ou autrement concernées par les opérateurs culturels, qui risquent davantage de pâtir de cet état de fait.

    L’action de médiation socioculturelle s’inscrit diversement dans le paysage. À la Maison des Cultures et de la Cohésion sociale de Molenbeek, c’est un pilier. Mais comment le faire tenir debout, voire le consolider quand l’essentiel des repères s’effrite ? « Les seules opérations qu’on ait pu poursuivre sont celles pour les moins de 12 ans », indique, comme la plupart de ses pairs, Dirk Deblieck. « Le spectacle Ronde de Félicette Chazerand, qui devait être présenté du 16 au 20 novembre, s’est transformé en une série de résidences intitulée Petite Ronde, qui a pu se faire en partie à l’extérieur, et donné lieu à deux bancs d’essai, deux présentations au sein des ateliers pour enfants. Tout le reste de la programmation jusqu’à janvier – théâtre, conte, fêtes, Noël au théâtre – est hélas passé à la trappe », soupire le coordinateur de la Maison des cultures, qui « n’ose même pas imaginer un agenda de printemps » et étudie pour les mois à venir la possibilité encore de transformer certains spectacles en résidence, avec des sorties limitées.

    Vitrines en mouvement et magie de la nuit

    « Pour le reste, on s’est tourné autant que possible vers les arts de la rue. » La Maison des cultures de Molenbeek, partenaire de Catastrophe (« suite à l’annulation du Festival UP en mars, on avait reprogrammé trois spectacles, à nouveau annulés… »), salue l’initiative de Catherine Magis et de Benoît Litt d’injecter du cirque dans l’espace public via des vitrines momentanément inoccupées. « On en a d’ailleurs repéré certaines, stratégiques, dans le centre historique de Molenbeek, autant de potentielles mini-scènes », sourit notre interlocuteur. Du 10 décembre au 30 janvier, après la distribution dans les boîtes aux lettres d’un petit kit accompagné de son vade-mecum, un triporteur et quatre comédiens vont arpenter les rues de la commune bruxelloise « en écho aux illuminations qu’auront installées les habitants à leurs fenêtres ». Dirk Deblieck se réjouit de ce MolenLight, nouvelle manière pour la Maison des cultures de se tourner vers l’extérieur. « En l’occurrence vers la magie de la nuit, avec une performance légère et lumineuse. »

    Alors que, depuis le début de la crise sanitaire, l’injonction à la réinvention s’est abattue sur le monde culturel – comme s’il ne s’agissait pas là de sa raison d’être –, l’institution molenbeekoise, forcée de repenser ses pratiques hors les murs, est renvoyée à son ADN : « faire participer un public qui ne va pas naturellement vers les théâtres, qui ne possède pas forcément les codes du spectacle classique ». Dans les circonstances actuelles, ajoute celui qui se définit volontiers comme le « concierge » de la Maison des cultures, « on est repiqué au vif, à travers le concept de la cohésion sociale, qui fait partie de notre identité et que nous mettons en pratique avec des artistes et des animateurs professionnels ». Le défi est de taille, assurément, mais « va dans le bon sens : une resensibilisation à nos missions de base ». Dans l’attente du vaccin qui offrira une perspective de sortir du danger du Covid, voilà une providentielle piqûre de rappel.

    Accompagner l’expérience neuve du spectacle vivant

    Les Tanneurs, au cœur des Marolles, ont établi de longue date un lien privilégié avec leur voisinage, notamment par le biais de ce qui s’est longtemps appelé « Projet-Quartier » : un processus participatif dont les membres, habitant à proximité du théâtre, bénéficient d’un encadrement et d’un suivi artistique, jusqu’à produire un résultat scénique. Toujours intéressant, souvent touchant, parfois mémorable. Ainsi le chorégraphe français Thierry Thieû Niang, familier du travail avec les non-professionnels (Du printemps !, où il relisait le Sacre de Stravinsky avec une vingtaine de personnes âgées jusqu’à 80 ans et plus, est une référence magistralement modeste en l’espèce), était-il associé au Projet-Quartier des Tanneurs en 2012. Créé avec des enfants, de jeunes adultes et des seniors, Personne(s) s’éloignait de la narration à laquelle se cantonnent souvent les travaux menés avec des amateurs, pour questionner la présence et le manque, l’humain et le temps. Un spectacle d’exception, au point d’être retenu parmi les trois nommés dans la catégorie danse des Prix de la critique.

    Une fois tournée la page des Projets-Quartier, en même temps que le passage par une espèce de deuil, une nécessité s’est imposée : poursuivre le dialogue avec « ces personnes qui ont donné un moment de leur vie aux Tanneurs, leur permettre de rester en lien avec la structure », détaille Mathilde Lesage, responsable des relations avec les publics. Ainsi est né le Comité de spectateur.rice.s, qui se présente également comme « un outil d’accueil et d’accompagnement de nouveaux publics », leur offrant par exemple la garantie de ne pas vivre en solitaire l’expérience neuve du théâtre. Boire un verre, partager un repas, converser avant et après le spectacle : même pendant les quelques semaines, entre la rentrée et le reconfinement, où les théâtres ont rouvert leurs portes, ces essentiels n’étaient plus autorisés. Un manque pour le public habitué – dans un rapport au spectacle réduit à l’acte froid de consommation – et un potentiel frein pour les nouveaux spectateurs, redoute Mathilde Lesage. « J’espère que ça ne va pas en dégoûter certains. »

    La situation sanitaire ne permettant pas de lancer des activités avec des publics neufs, le théâtre a, comme ses pairs, choisi de préserver le lien. Ce qui, ici aussi, peut être maintenu avec les moins de 12 ans (en l’occurrence l’atelier proposé par Julien Carlier dans le sillage de sa création Dress Code, prévue en novembre et reportée en juin) doit être déplacé et/ou adapté avec le reste du public. Lié au même spectacle, le parcours breakdance destiné aux ados aura ainsi lieu au printemps.

    Englober, inclure, malgré la distance obligée

    Sur les 22 spectacles de la saison 20-21, six étaient prévus avec un accompagnement par un ou une artiste. C’était aussi le cas de Patricia de Geneviève Damas. La dramaturge, artiste associée aux Tanneurs, proposait un atelier d’écriture qui, confinement oblige, a dû se reconvertir « à distance ». Avec, souligne Mathilde Lesage, « des moments d’écriture qui ne soient pas en visioconférence », afin que la gestion en reste légère et pour « garder le lien tout en n’accentuant pas la fracture numérique ». Ouvert dans un premier temps à 30 personnes, l’atelier a affiché complet en 24h, avant la décision de monter jusqu’à 50. « Pour les moments collectifs, ça fait beaucoup, mais on va trouver des solutions, constituer des sous-groupes. » À noter que de la contrainte de l’atelier « à distance » a surgi un véritable élargissement géographique puisqu’une classe de rhéto de Saint-Ghislain prend part à l’atelier, dont, outre ces élèves, les membres ont entre 22 et 83 ans.

    L’écriture prend des tours divers vu la configuration singulière imposée par la crise sanitaire. Dans leur voisinage immédiat, les Tanneurs avaient entamé un projet avec les femmes de la Maison de quartier Querelle. « Au début de la saison, même si on était déconfinés, pour beaucoup, et pour diverses raisons, les activités n’ont pas repris. Il n’y a eu qu’un rendez-vous véritable en octobre », indique Mathilde Lesage. Mais le lien, là encore, se maintient, dans l’idée de « valoriser le positif ». WhatsApp est ici le medium : « Elles envoient des photos de leur quotidien et sont invitées à s’exprimer, plutôt oralement dans ce cas. » Quant aux pensionnaires, à demeure ou non, de la Résidence Sainte-Gertrude, leur atelier d’écriture s’est mué en rendez-vous téléphoniques : « Ils reçoivent des consignes, ils racontent, Geneviève note. »

    Générations et territoires

    Naguère associé aux Tanneurs, et auparavant au Centre culturel Jacques Franck, Mauro Paccagnella est lui-même familier du travail de mouvement avec des populations diverses, des enfants aux personnes âgées (dont à la Résidence Sainte-Gertrude, d’ailleurs). Avec le plasticien et chercheur français Éric Valette, il créait au printemps 2019, la conférence chorégraphique et documentaire (A+X+P), avec son titre en forme d’équation additionnant les groupes : artistes + participants aux ateliers + public.

    On se trouvait là au cœur même de la compagnie Wooshing Machine. Celle-ci maintient ce cap avec CORPS ET ANTICORPS – accompagner le territoire, en étroite collaboration avec Charleroi danse. « Initialement pensé comme une démarche chorégraphique en lien avec la dynamique engagée à Charleroi de reconstruction du territoire et de son image, ce projet se charge aujourd’hui d’une réflexion sur les conséquences de la crise du coronavirus sur nos gestes élémentaires de socialisation. » Matière considérable dans le présent de ce vécu inédit, autant que dans ses encore imprévisibles conséquences.

    Tant à Charleroi, avec les problématiques multiples qui innervent son territoire, qu’à Bruxelles, dans le quartier à la population densément mixte de la Raffinerie, le Centre chorégraphique de la FWB mène un travail de proximité. Si, comme le rappelle Fabienne Aucant, les cours destinés au public adulte ont dû être suspendus, les activités pour les enfants de moins de 12 ans sont maintenues. Durant l’été déjà, Charleroi danse avait tenu à proposer des stages (sous la direction notamment de Djino Alolo Sabin, danseur et rappeur) aux écoliers longuement privés de lien social.

    Corps connectés

    Dans la plupart des structures, les enfants en âge de primaire, on l’a vu, ont pu poursuivre les stages ou ateliers. Pour les ados, chez qui ce besoin se manifeste tout autant quoique différemment, les mesures anti-Covid contraignent le champ des possibles. Outil de scolarisation à distance et de télétravail, la visioconférence s’invite dans le champ des loisirs et de la créativité. La Maison des cultures de Molenbeek propose aux ados les cours habituels – théâtre, fablab, danse orientale… – par Zoom. Et ouvre ses locaux aux étudiants du secondaire et au-delà qui n’ont pas forcément chez eux l’espace nécessaire pour travailler.

    Très actif dans le maillage socioculturel et intergénérationnel du quartier Wiels, le Brass, Centre culturel de Forest, questionne de longue date le rapport des enfants et adolescents aux écrans, dans une dynamique formatrice et positive. Les interfaces connectées démontrent ici encore leur pleine utilité pour assurer le suivi, par exemple, de l’atelier M.T.V. (musique, texte, vidéo) axé sur l’écriture, la pose de la voix, le slam et, à terme, la présence scénique, pour les 13-20 ans.

    On citera pour conclure la formidable initiative « Bons baisers de Forest », menée par le Brass en partenariat avec le service seniors de la commune de Forest, où s’emboîtent à ravir tous les liens évoqués jusqu’ici : à l’heure des voyages proscrits mais où tous les rêves restent permis, une vingtaine de personnes ont posé devant l’objectif de Marilyne Grimmer, qui, selon leurs souvenirs et leurs souhaits, a opéré la téléportation par l’incrustation dans un paysage aimé ou fantasmé. De la parole à l’image, de l’écoute au regard, des réseaux sociaux à l’affichage dans l’espace public : les corps à nouveau et plus que jamais reliés. •

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