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    NDD # 77 – Raconter une histoire qui n’était pas encore écrite – Entretien avec Stéphanie Gonçalvès

    Propos recueillis par Marian del Valle

    Qu’est-ce qui a motivé le choix de tes sujets de recherche ?

    Je suis arrivée à la recherche en danse par l’histoire culturelle. Je m’intéressais alors aux croisements entre politiques culturelles et relations internationales. Mes recherches ont été motivées par des lectures et des rencontres : celle de Laure Guilbert1, de Sophie Jacotot2, et le séminaire d’Histoire culturelle de la danse de l’Ecole des hautes études en sciences sociales3. En m’intéressant à la place de la culture dans la guerre froide, j’ai découvert l’importance de la danse dans les relations internationales. Mon projet de recherche à l’ULB reçut un accueil enthousiaste et j’ai travaillé4 avec une totale liberté dans des conditions très favorables. Ce qui m’intéressait, c’était de croiser l’histoire de la guerre froide avec l’histoire de la danse. En tant qu’historienne, ma motivation était de raconter une histoire qui n’était pas encore écrite. J’y ai vu un chantier prometteur et je suis allée voir ce qui se trouvait dans les archives. Au début, c’était un pari, car on ne sait pas ce qu’on va trouver dans les cartons. Puis, j’ai continué par « goût de l’archive », selon l’expression d’Arlette Farge.

    Peux-tu me parler de ton travail de chercheuse ?

    Dans mon travail de chercheuse, j’ai plusieurs objectifs. Le premier est de dépasser les stéréotypes associés à la danse mais aussi à la guerre froide. Par exemple, je ne voulais pas en faire une histoire de la défection de Noureev. Après, il s’est avéré que j’ai dû repenser cette défection parce que j’ai trouvé de nouvelles archives qui n’avaient pas encore été analysées. L’histoire est toujours en train de se faire, elle se construit en fonction de nouvelles sources et de nouveaux concepts ; c’est un processus itératif. Mon deuxième objectif est de dépasser une histoire hagiographique de la danse. Longtemps, elle était écrite par des danseurs, des chorégraphes – des témoignages essentiels – mais rarement par des historiens. Le travail de l’historien est d’identifier les multiples sources, de les relire en prenant de la distance, en les recontextualisant et en les croisant avec l’histoire sociale, politique, médiatique, etc. Il faut ouvrir l’éventail des sources pour avoir une multiplicité de perspectives. Cela permet de repenser une histoire où on a mis au firmament des étoiles et d’aller voir aussi les oubliés de la danse. J’essaie de comprendre quels sont les autres acteurs à l’œuvre, le champ de la danse ne vivant pas déconnecté de la société. J’aime chercher du côté des imprésarios, souvent invisibles, mais qui ont été des personnages majeurs pour diffuser la danse. Ce qui me semble toujours important dans ma recherche sur l’histoire culturelle, politique et diplomatique de la danse, c’est qu’elle s’incarne dans des corps. On a souvent une vision désincarnée de la guerre froide, faite par des gouvernements, vue d’en haut. J’essaie de l’articuler à une histoire par le bas, qui s’incarne dans des personnalités multiples : imprésarios, danseuses, danseurs, chorégraphes, diplomates.

    Est-ce que travailler avec ou sur la danse a affecté tes recherches ?

    Travailler sur la danse, ce n’est pas travailler sur n’importe quel art. Comme art non verbal, la danse s’étudie parfois par des détours et surtout par les traces multiples qu’elle laisse. Le travail de terrain est fondamental et souvent laborieux : il faut parfois chercher beaucoup, se déplacer, pour découvrir peu. Les documents sont souvent dispersés dû à la grande circulation des danseuses et des danseurs et à des conditions de conservation pas toujours optimales.

    La danse, c’est aussi un travail sur le corps. Je tente dans mes recherches et dans l’écriture de penser la place de ce corps, en résonance avec le temps. J’essaye d’écrire une histoire des émotions des danseurs et danseuses en circulation, ainsi que des spectateurs. Je cherche à me mettre à leur place, à imaginer par leurs témoignages ce qu’ils pouvaient ressentir. Comme on n’a pas toutes les informations, on doit faire avec ces manques, écrire avec le vide : qu’est-ce que cela fait de prendre l’avion pour la première fois, d’arriver dans un pays inconnu, en pleine guerre froide, pour danser ? Tenter d’être en empathie pour être au plus près de cette expérience, pour raconter.

    Y a-t-il pour toi une spécificité d’être chercheuse en danse ?

    Ma directrice de thèse, Irene Di Jorio, titulaire de la chaire d’Histoire de la communication de masse à l’ULB, considère comme étant communes certaines qualités de la danseuse et de la chercheuse : « souplesse et autodiscipline, force de travail et détermination, sensibilité et rigueur ». L’interdisciplinarité est nécessaire pour faire de la recherche en danse : sociologie, histoire de l’art, géographie viennent nourrir de façon complémentaire les outils de la critique historique. Elle exige aussi un travail particulier sur l’écriture, pour laisser place aux émotions du danseur, du chorégraphe. Elle questionne également le corps du chercheur et son imaginaire, le porte à plus de créativité.

    1. Auteure du livre Danser avec le IIIe Reich : les danseurs modernes et le nazisme, Bruxelles, Ed. André Versailles, 2011 (2000).
    2. Auteure du livre Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres : lieux, pratiques et imaginaires des danses de société des Amériques (1919-1939), Paris, Ed. Nouveau Monde, 2013.
    3. Construit autour de : Elizabeth Claire, Emmanuelle Delattre, Marie Glon, Vannina Olivesi, Marion Rhéty, Juan Ignacio Vallejos, voir en ligne :
    https://ahcdanse.hypotheses.org/category/le-seminaire
    4. D’abord en tant qu’assistante en histoire contemporaine à l’ULB, puis comme chargée de recherche au FNRS.
    Stéphanie Gonçalves est historienne à l’Université libre de Bruxelles, chargée de recherches postdoctorales au Fonds National de la Recherche Scientifique. Elle a publié Danser pendant la guerre froide (1945-1968) aux Presses universitaires de Rennes en 2018.
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